Cette année encore, seuls les Emirats Arabes Unis avaient fait mieux que nous. Ils ont approuvé une semaine de congé de l’Aïd al-Fitr pour tous les services du gouvernement opérant à travers le pays, du samedi 30 avril au vendredi 6 mai 2022. Les employés reprendront donc leurs fonctions le lundi 9 mai 2022. Il faut reconnaître que par rapport à un Etat rentier on n’en sort pas si mal avec les quatre jours d’arrêt de travail accordés par le gouvernement après un long mois de jeûne partagé entre la douce oisiveté des uns et les délices de l’insouciance des autres.
On admet aujourd’hui dans les nations riches d’Occident,qui doivent leur prospérité présente au culte de l’effort des générations passées et qui sont confrontées aujourd’hui à des défis d’envergure du fait d’une concurrence mondiale acharnée, que la fréquence des jours fériés commence à provoquer de gros dégâts dans les entreprises. Ils impactent leur PIB quand ils sont couplés à des ponts ou, pire, à des « viaducs ». Cette année, grâce à la générosité du calendrier, les deux jours de fête tombent un lundi et un mardi. Accolés au week-end, cela fait quatre jours d’affilés de congés payés. Champagne !
Le luxe enrichit des sociétés et appauvrit d’autres. Ces courtes vacances collectives, même dans un pays où il n’y a plus grand-chose à faire, pèsent quand même sur son économie. Menant à une semaine de trois jours ouvrés payée cinq, ce congé demeure un luxe bien coûteux de dilapidation d’argent public et impacte négativement sur la croissance d’un pays déjà bien mal en point.
Deux jours auraient largement suffi pour fêter l’Aïd n’eût été cette persistante mascarade de « la nuit du doute », pendant laquelle on se retrouve à chaque fois suspendus aux lèvres du Grand mufti de la République qui met tant de temps à observer le ciel.
« La fréquence des jours fériés commence à provoquer de gros dégâts dans les entreprises. Ils impactent leur PIB quand ils sont couplés à des ponts ou, pire, à des « viaducs ».
L’Islam, qui a vu le jour dans une société utilisant le calendrier lunaire, a fait sienne cette tradition et l’a maintenue. De ce fait, on adopta le calendrier lunaire dans les territoires gagnés à l’Islam où se fondèrent des États musulmans. Le point de départ de la chronologie musulmane est l’événement marquant de la fuite hijra du prophète de l’islam, obligé de quitter La Mecque pour se réfugier à Médine; aussi le calendrier musulman est-il dit calendrier «Hégire».
Il existe une différence entre l’année solaire et l’année lunaire plus courte de 11 jours qui au bout de 32 années donnent un total de 352 jours, soit une année lunaire environ. Mais contrairement au calendrier grégorien, qui a le mérite d’être stable, le calendrier lunaire, qui retarde chaque année de onze à douze jours sur le calendrier solaire, souffre du défaut de ne pas coller avec les saisons et d’être de ce fait irrégulier.
Bien que membre de la communauté islamique, tout fonctionne en Tunisie dans le secteur public selon le calendrier grégorien, ou solaire, mais c’est par rapport au calendrier lunaire que sont fixées les fêtes musulmanes.
On imagine ainsi les perturbations qu’introduit cette irrégularité dans l’établissement des fêtes religieuses pour tous les services publics. Car comment planifier certains événements et organiser certains services si on ne peut pas anticiper les dates de ces fêtes ?
Bourguiba, tout en gardant les deux calendriers, avait réservé l’hégirien à l’organisation des fêtes religieuses en faisant tout de même en sorte que leurs dates soient déterminées à l’avance. Leplus important, disait-il, n’est-il pas de jeûner 30 jours et non de commencer et terminer son jeûne tel ou tel jour ?
« On imagine ainsi les perturbations qu’introduit cette irrégularité dans l’établissement des fêtes religieuses pour tous les services publics. »
Pourtant la méthode empirique de l’observation à l’œil nu ou par télescope de l’apparition du nouveau croissant, n’est pas facile à réaliser, sa visibilité dépendant largement des conditions climatiques, mais aussi et surtout de la position géographique du pays.
En revanche, le recours au calcul astronomique prévisionnel et précis, prenant uniquement en compte les dates et heures où se produit dans l’espace l’alignement cyclique des trois corps célestes tarâsuf, Terre-Lune-Soleil, aurait dû constituer pour tous les pays musulmans l’unique déterminant permettant d’annoncer des lustres à l’avance la date de la fin du ramadan.
De grands Observatoire astronomiques, tel celui de l’Institut de Mécanique Céleste et du Calcul des Ephémérides à Paris, donne l’heure UTC (Temps Conditionnel Coordonné) de l’instant de l’alignement Terre-Lune-Soleil avec une précision absolue. Cela embrasse une période de 6400 ans, allant de l’année moins 4000 avant J-C à l’année 2400 du Calendrier Civil Universel.
Par ailleurs, l’adoption d’une référence géographique unique à laquelle adhéreraient tous les pays musulmans permettrait, quelque soit le mode de détermination choisi, d’éviter le grand désordre auquel nous assistons chaque année et qui rend compte surtout de la confusion générale des esprits des peuples et des dirigeants d’un monde musulman plus que jamais frappé d’obtusion et de lenteur intellectuelle.
A l’adresse de tous ceux qui croient encore au mythe libérateur du 25 juillet 2021, rappelons que la répression des non-jeûneurs (fattâra) perdure, de même que se maintient le temps de la prohibition par l’interdiction de la vente des boissons alcoolisées trois jours après la fin d’un mois de sevrage.
Dans l’esprit des tartuffes donneurs d’ordre, il fallait attendre que le nuage épais de la dévotion et de la ferveur religieuse se dissipe, éviter le choc du retour et conserver des relents de piété avant de basculer dans la dissipation de l’âme, faisant ainsi le bonheur d’un marché noir qui a bien prospéré.
« A l’adresse de tous ceux qui croient encore au mythe libérateur du 25 juillet 2021, rappelons que la répression des non-jeûneurs (fattâra) perdure »
Ainsi, petit à petit, de nouvelles coutumes nullement sanctifiées par des textes sacrés, mais produites par l’ignorance et la stupidité des zélotes, acquièrent autorité et emportent l’adhésion dans le sens de la réaction.
Jadis, du temps de Bourguiba, on pensait qu’un avenir radieux s’offrait à nous et à nos enfants. La Tunisie, bien qu’étant un petit pays avec peu de ressources, était dotée d’un peuple laborieux. Elle disposait d’une élite intellectuelle et politique qui autorisait une ouverture sociale exceptionnelle dans un monde musulman auquel d’ailleurs nous avions du mal à nous identifier. C’est vers l’Occident que l’on dirigeait nos regards et nos espoirs de croissance et de développement, et le gros rattrapage à effectuer ne nous décourageait guère.
Après un mois de torpeur et de lenteur d’esprit qui empêchent toute application dans la réflexion et toute compréhension rapide des choses, on s’attend toujours à ce qu’un si long repos influence activement les salariés du public afin d’assurer leur bien-être, stimuler leur intérêt pour le travail bien fait et surtout déclencher chez eux un surcroît d’égards pour les usagers.
Que nenni ! Les tire-au-flanc de la bureaucratie publique, aussi bien que leur hiérarchie de plus en plus incompétente, manquant de capacité de gestion, faisant de l’inefficacité leur qualité essentielle, ne sont plus imprégnés des valeurs qui correspondent aux exigences du service public : l’impartialité, l’engagement et la dignité.
Bien que physiquement présents, les agents de l’Etat continueront mercredi prochain, après un mois entier déconnectés de toute implication dans leur mission, à afficher comme de coutume le même désintéressement et l’absence de toute motivation qu’encourage fortement un environnement institutionnel délétère.
« On s’attend toujours à ce qu’un si long repos influence activement les salariés du public afin d’assurer leur bien-être, stimuler leur intérêt pour le travail bien fait »
Ce que l’on comprend moins bien, c’est l’attitude d’un gouvernement qui n’arrête pas de multiplier les mises en garde sur l’état économique du pays sans jamais inciter les gens de retourner au travail productif.
A la gestion couplée avec les coups de gueule qui guident son action erratique, le chef de l’Etat est plus que jamais indifférent aux grandes affaires que sa pensée n’embrassait point, entêté de vétilles auxquelles s’ajuste l’insignifiance de sa hantise du complot, cherchant à répondre sans nuance aux desiderata d’un peuple qui sent le moisi et qui s’attache de plus en plus à un passé et à des rituels sans intérêt.
Depuis la fin du XXème siècle, les technologies n’avaient cessé d’évoluer au rythme de notre retard économique, au même titre que les moyens et les incitations pour compenser les nombreux handicaps. Progressivement, on s’est habitués à une assistante financière, devenue une ingérence, sans alternative et dont la disparition provoquerait un vide létal pour le pays.
L’effondrement du système éducatif, le taux scandaleusement élevé de déperditions scolaires,le chômage des diplômés du supérieur, la fuite des compétences et le retard technologique,éliminent toute perspective d’avenir. Et comme un malheur ne vient jamais seul,il faut désormais compter avec l’intrusion à la dérobée d’un intégrisme intransigeant et pernicieux auquel adhère avec force Kaïs Saied. Autant d’écueils qui empêchent de bâtir une économie développée et le bien-être qui va avec.
« Habitués à une assistante financière, devenue une ingérence, sans alternative et dont la disparition provoquerait un vide létal pour le pays »
Nous avons assurément un problème avec le temps. Onze années d’une pseudo-démocratieréduite à une culture de la contestation, de mots d’ordre de grèves, de pseudo-dialogues infructueux sur fond d’agitation politique et de manœuvres politiciennes, d’agressivité meurtrière et de grande léthargie intellectuelle et sociale.
Tout cela vient simplement de notre indifférence au temps qui s’écoule imperturbablement, à son rythme régulier, et qu’on laisse fuir sans rien faire pour le retenir. Car désormais plus aucun sentiment d’urgence ne nous anime, plus aucune échéance ne semble nous perturber, plus aucun délai ne nous mobilise, nous agissons en fait comme si le temps n’existait pas. Comme s’il y avait pour nous ni saison, ni calendrier, ni le temps qui passe, ni le temps qu’il fait. Or le facteur temps est porteur de changements et les faits économiques ne se répètent pas.
Songeons aussi à l’image habituelle par laquelle on veut se représenter le temps objectif, comme dans l’obligation cultuelle de la prière. Là aussi, sans nous en rendre compte, l’heure de prière devient de plus en plus régulatrice de notre temps social. L’heure officielle, dont nous avons connaissance par nos montres, nos téléphones portables, et les multiples horloges intégrées dans les appareils électroniques qui nous entourent, bien qu’omniprésents dans notre quotidien afin de synchroniser notre vie sociale, laissent de plus en plus place, comme le faisaient les clochers du Moyen-âge, aux heures de prières. Notre vie sociale est plus que jamais ajustée aux appels stridents des muezzins rappelant les innombrables fidèles à leur obligation.
Sans parler évidemment de ces portables qui sonnent pour qu’on puisse accomplir la prière en temps et en heure. Ne dit-on pas, de plus en plus souvent, qu’on commence le travail après la prière du matin, qu’on rentre avant celle du soir et qu’on se verra quelque part après le prêche du vendredi ?
Enfin, notre langage porte aussi sur le monde nature, fait advenir ce qui n’était pas encore et le fait surgir dans sa signification temporelle. Ainsi, le futur n’est tel que parce que, en se posant comme présent, l’homme anticipe ce qui n’est pas.
Or, il n’y a rien de semblable au temps futur dans la langue arabe. Le futur proprement dit n’existe pas. Nos actions sont au mieux réduites à l’inachevé, condamnées dans ce qui dure ou qui se répète et, pour exprimer un événement prochain, on doit faire appel à deux particules, chacune suivie du verbe conjugué à l’inaccompli, sans nuance et sans oublier évidemment d’invoquer Dieu pour voir son désir se réaliser.
Au temps des nanosecondes et de la course aux algorithmes utilisés pour les transactions à haute fréquence, pour transformer l’économie de l’organisation et l’économie personnelle, analyser nos e-mails, nos messageries instantanéeset nos communications téléphoniques au service d’une plus grande efficacité de l’entreprise et de la productivité des employés, notre conception du temps reste celle des incertitudes : celle du jour de fêtes et de l’inaccessible croissance etde nos capacités de résilience.
Nous vivons, produisons, consommons en fonction du calendrier des autres. Désormais point d’anticipation ni de projets d’avenir, rien que du secours d’urgence et gestion de crise.
Bonne fête quand même !