Partout dans le monde, l’économie et les économistes détestent l’incertitude. C’est leur bête noire, c’est leur cauchemar!
Et pour cause, l’incertitude est aveuglante et paralysante pour les opérateurs économiques, grands, moyens et petits. Ceuxci ne peuvent plus anticiper les résultats de leurs décisions (investissement, placement, épargne, consommation, etc.) et, par conséquent, ils se mettent au point mort. En Tunisie, les incertitudes politiques empirent les incertitudes économiques. Décryptage…
Wait and see…
Avec les incertitudes qui s’abattent sur la Tunisie post-2011, les investisseurs sont tourmentés, comme s’ils embarquaient dans un trou noir, fait d’opacité, d’obscurité (et obscurantisme) et d’inconnu. Ils ne peuvent plus investir ni recruter, notamment parce qu’ils ne peuvent plus approximer et actualiser les rendements futurs de leurs décisions présentes.
Le taux d’actualisation économique grimpe et se met dans une trajectoire erratique. Les calculs économiques ne se font plus correctement. Le wait and see prend la place de l’esprit entrepreneurial, de la volonté d’innover et de créer plus de richesse.
Avec une attitude de risquophobes, les opérateurs économiques adoptent le réflexe du damage control, comme instinct de survie qui agit pour sauver ce qui peut être sauvé (devises, épargne, équipement, actifs, etc.).
Face à l’incertitude politique que vit la Tunisie, les opérateurs économiques sont dans cette situation. Ils sont désemparés : leur scénarisation et hypothèse fondées sur les lois de l’occurrence statistique et sur la probabilité capotent lamentablement. Les algorithmes de la rationalité décrochent et même les modèles basiques du « maximum de vraisemblance » ne fonctionnent plus, affichant en boucle des « bugs » et des messages d’erreurs.
L’incertitude est pire que le risque
Le raisonnement économique s’appuie sur la rationalité, aussi limitée et imparfaite soit-elle! Fondé sur le paradigme de l’economicus, le raisonnement économique à l’oeuvre chez les opérateurs économiques est incompatible avec les promesses populistes et les slogans fatalistes.
Des slogans, hélas, très en vogue par ces temps d’incertitudes en Tunisie, 11 ans après la révolte du Jasmin. Pour la science économique, tout raisonnement économique rationnel doit distinguer entre risque et incertitude. L’incertitude est autrement plus grave que le risque.
Et pas pour rien : le risque est, somme toute, relativement plus facile à gérer, utilisant des marges d’erreur statistiques et pariant sur des approximations de rendements économiques pondérées (ajustées) par des probabilités objectives, calculables et inférées à partir des données chronologiques passées et des données de contextes comparables.
Faute de mieux, le passé prévoit le futur. Aujourd’hui, le problème que rencontrent les opérateurs économiques en Tunisie tient au fait que le passé ne peut plus renseigner sur le futur.
« Aujourd’hui, le problème que rencontrent les opérateurs économiques en Tunisie tient au fait que le passé ne peut plus renseigner sur le futur »
La Tunisie d’aujourd’hui fait un saut dans le vide, tellement elle cumule les inconnues, les contingences atypiques et les tensions entre des acteurs politiques qui ne se font pas confiance et ne se parlent plus. Avec quasiment une rupture consommée et des fractures dévastatrices qui ne permettent aucune prospective valide.
C’est la première fois que les opérateurs économiques se trouvent dans des contingences et variabilités politiques de l’ampleur de celles à l’oeuvre en ce printemps, qu’on peut qualifier de printemps des incertitudes.
Une incertitude multidimensionnelle : politique, institutionnelle, économique, monétaire, fiscale, sécuritaire et sociale. Même pendant la guerre de libération de Bizerte (1961), ou pendant les émeutes du pain en 1984, ou même pendant la révolte du Jasmin en 2011, les opérateurs économiques n’avaient pas perdu confiance, n’avaient pas perdu leur optimisme et easy-doing. Ils ont gardé leur « tête » et leur capacité d’anticiper et de gérer les risques en maintenant leurs entreprises, leurs actifs etleurs employés.
Instabilité politique
Il faut dire que depuis 2011, plus de 12 gouvernements et pas moins de 485 ministres ont gouverné le pays, chacun imposant ses décisions à l’économie, ajoutant à chaque fois plus d’instabilité dans les modes de fonctionnement, dans les modes de gestion, dans les taux d’intérêt, dans la fiscalité et dans tous les autres incitatifs économiques.
Les résultats sont calamiteux. Ils sont là pour montrer que cette instabilité et cette incertitude liées ont ruiné l’investissement, miné l’épargne et démobilisé la productivité des travailleurs. L’investissement a fondu, passant de 26% du PIB en 2011 à moins de 5% en 2021.
Pour la même période, l’épargne est passée de 14% à 4% du PIB et les gains de productivité ont convergé vers la zone négative dans la Fonction publique et dans plusieurs secteurs clés.
Les taux d’intérêt ont été changés, souvent sans raison, une douzaine de fois au total ! Idem pour les taux d’imposition, sans compter les changements erratiques dans les mille-feuilles de documents exigés par la bureaucratie quand un opérateur privé veut investir, quand on veut installer un compteur d’eau… ou sécuriser l’inscription d’une terre privée dans les registres fonciers.
Comme si trop n’est pas assez, les derniers mois n’ont pas amélioré les choses. Les risques se muent en incertitudes, l’économie s’enfonce encore plus et les horizons s’assombrissent davantage avec les plus récents chocs institutionnels, des chocs idéologiques qui cachent des chocs d’intérêts.
« Il faut dire que depuis 2011, plus de 12 gouvernements et pas moins de 485 ministres ont gouverné le pays, chacun imposant ses décisions à l’économie… »
Les faits ? À deux jours du Ramadan, mois de piété et de miséricorde, un violent tremblement institutionnel secoua la Tunisie. Une secousse suivie d’une réplique encore plus corsée.
La secousse : le chef islamiste, Rached Ghannouchi (81 ans) organise une réunion en ligne du Parlement, suspendu depuis 8 mois, afin d’abolir les mesures exceptionnelles décrétées par le président Kaïs Saïed (66 ans) et destituer celui-ci, président de la République élu avec 72% des suffrages. Réplique : ce dernier dissout le Parlement et poursuit Ghannouchi et ses comparses, pour motif de « haute trahison ».
Le pays ne dispose plus de Parlement et ne peut négocier de façon rassurante avec les bailleurs de fonds internationaux, dont le FMI.
Mais les choses ne s’arrêtent pas là. Le parti Ennahdha cherche l’escalade, déclare ne pas reconnaitre la dissolution du Parlement et continuer à agir pour légiférer au sein du Parlement. Donc, pour destituer le Président et se maintenir au pouvoir.
Le tout pour mettre le pays devant deux légitimités, deux pouvoirs et ultimement devant l’inconnu! Un inconnu émaillé de fractures, de clivages et de divisions.
Le même scénario dont se sont servis les islamistes dans d’autres pays arabes pour déclencher des guerres civiles, ruiner des pays comme la Syrie, la Libye, le Yémen, la Somalie, le Liban, l’Irak, etc. Chocs et ondes de chocs incommensurables pour l’économie et les opérateurs économiques.
L’islam politique : attention à la hache de guerre
La Tunisie du printemps arabe déraille et perd le nord, alors que son Trésor public est à sec, que son gouvernement quémande des prêts et des aides auprès du FMI et autres donateurs. Pour les investisseurs, autant que pour les consommateurs, les risques s’emballent et se transforment en incertitudes.
Plusieurs observateurs internationaux déplorent cette secousse institutionnelle qui tombe mal, car dans un contexte de hausse infernale des cours du pétrole et des céréales, dans le sillage de la guerre en Ukraine. Situation qui replongerait la Tunisie en récession en 2022, estimée à moins 1%, alors que le gouvernement tablait sur un taux de croissance de 2,5%, pour établir son budget annuel.
À l’évidence, le cheikh Rached Ghannouchi et son parti islamiste ne mesurent pas toutes les conséquences de leurs décisions. Ils ne sont pas conscients des risques et incertitudes que leurs décisions erratiques imposent à l’économie de leur pays.
Les analyses de risques et les évaluations d’impacts économiques des décisions politiques ne font pas partie des outils de travail et de la culture managériale de ce parti, qui a gouverné (seul ou en coalition) le pays en roue libre depuis 2011.
« Le cheikh Rached Ghannouchi et son parti islamiste ne mesurent pas toutes les conséquences de leurs décisions »
Les apôtres de ce parti affectionnent le risque, aiment jouer avec le feu. Ils ne regardent pas loin, ils sont exclusivement dans l’action-réaction, confiant le reste aux « inchallah », au destin et au fatalisme d’usage dans ce parti islamiste.
Ce qui compte, c’est le pouvoir, pour le pouvoir, l’économie et toutes les choses matérielles, on verra plus tard! Résultat : depuis le début de ce Ramadan, la Tunisie est comme ballotée, divisée et déchirée entre deux pouvoirs et deux légitimités. Chacun pour soi. La tension gagne du terrain et les basses besognes politiciennes gangrènent le pouvoir d’achat du citoyen.
C’est gravissime. Si rien n’est fait, le pays sera désormais sur les mêmes trajectoires et approches adoptées par l’islam politique ailleurs dans le monde arabe. Avec à la clé, les déchirements et les duels qui ont mené à la guerre civile en Libye, au Yémen, en Syrie. Un vrai big-bang politique qui tombe mal ! Surtout que dans le pays, l’inflation fait rage, les pénuries se multiplient et le citoyen craint pour son pain quotidien.
Situation ubuesque qui montre comment la Tunisie est gérée, comment l’économie est malmenée, poussée chaque jour un peu plus vers l’inconnu, vers des lendemains qui déchantent. Comble de l’indécence, ce big-bang survient alors que plusieurs délégations occidentales, y compris le FMI, font la navette vers Tunis, pour sauver la mise et convenir de réformes viables pour un pays décidément mal gouverné, divisé, surendetté et au bord de la faillite.
Tectonique des plaques
Rached Ghannouchi et ses comparses ont montré encore une fois qu’ils sont à côté de la plaque ! Insensibles aux enjeux économiques ! Même s’ils ne sont pas les seuls à adopter cette posture de confrontation très dommageable à l’économie. Une logique irrationnelle, fondée sur une confrontation perdantperdant.
Au lieu de faire front commun et d’accorder les cordes, pour mieux négocier avec les bailleurs de fonds, pour aider à faire sortir le pays du marasme économique, l’islam politique en Tunisie déterre la hache de guerre et monte aux barricades.
Cela dit, Ghannouchi, président du Parlement dissous et Saïed, président de la République et chef du pouvoir exécutif, se ressemblent sur pas mal de points, quand on observe leur indifférence et leur insouciance face à la crise économique qui sévit en Tunisie. Ils se partagent le déni des enjeux de la création de richesse et de prospérité pour les citoyens qui les ont élus.
Sur un plan strictement économique, les deux font la paire ! Les deux constituent les deux facettes d’une même pièce. Du pareil au même. Les deux ne disposent pas de vision économique claire et rassurante pour les investisseurs, les travailleurs, les consommateurs…
« Rached Ghannouchi et ses comparses ont montré encore une fois qu’ils sont à côté de la plaque ! Insensibles aux enjeux économiques ! »
Les deux pilotent à vue, agissent sans tenir compte des incertitudes qu’ils font subir aux opérateurs économiques nationaux et aux partenaires internationaux de la Tunisie et les deux sont très mal conseillés, s’agissant des enjeux et défis économiques de la Tunisie. Les deux sont arrivés au pouvoir sans programme économique.
Contrairement aux théologiens de l’islam politique, les adeptes d’une gouvernance axée sur les résultats agissent en connaissance des tenants et aboutissants de leurs décisions.
En Tunisie, on s’attendait à une prise en compte par les décideurs de tous les risques et incertitudes liés à leurs décisions. Face à cette indifférence, les dégâts coûtent cher à la Tunisie : plusieurs points perdus dans le taux de croissance de l’économie tunisienne et plusieurs centaines de milliers d’emplois détruits et non créés, depuis 2011.
Première victime de ce big-bang institutionnel donc : l’économie tunisienne, avec ses corrélats au regard de l’emploi, du pouvoir d’achat et du bien-être. Ultimes victimes : les citoyens et surtout les jeunes générations qui n’ont plus accès au marché du travail, et qui devront payer la dette qui s’accumule, alors que les services publics fondent comme neige au soleil.
La science économique fait une distinction majeure entre incertitude et risque depuis des lustres (Knight, 1921). On parle de risque quand on anticipe un résultat (outcomes) inconnu, mais estimable grâce à une distribution de probabilité connue.
En revanche, on parle d’incertitude, quand on ne peut plus faire des anticipations rationnelles, au moins pour deux raisons : les résultats et les tendances sont impossibles à mesurer, et les paramètres de probabilité suivent des distributions statistiques inconnues pour les décideurs. Deux inconnues au lieu d’une seule.
Ces incertitudes… et ces politiciens !
Dits autrement, pour les sociétés, et ceteris paribus, les risques sont moins graves que les incertitudes: les risques sont calculables, facilitant l’anticipation et l’estimation de leurs coûts économiques.
Par contre, l’incertitude est synonyme de chaos, de méli-mélo, où tout se mêle dans tout, empêchant tout calcul économique et toute anticipation rationnelle. Face aux incertitudes, les opérateurs économiques renoncent à leurs investissements, à leurs innovations… ils optent pour la défection.
Cette distinction mérite d’être retenue par les économistes et analystes de l’évolution socio-économique et des anticipations du rendement des politiques publiques.
Dans les discussions et débats publics qui entourent la très grave crise économique que traverse la Tunisie, les économistes du sérail sont dans le déni.
Ainsi, il faut remonter à Antony Down (1930-2021) et à sa théorie économique de la démocratie (An economic theory of democracy, 1957) pour comprendre comment des élites irrationnelles prennent le pouvoir et altèrent au final la prospérité dans bien des nations et sociétés!
« Dans les discussions et débats publics qui entourent la très grave crise économique que traverse la Tunisie, les économistes du sérail sont dans le déni. »
La théorie économique de la démocratie développée par Down pointe du doigt la responsabilité de l’électeur médian. Ghannouchi, comme la quasi-totalité des élus au Parlement ont été parachutés par l’électeur médian, celui qui, dans le cas de la Tunisie, et statistiquement parlant : i) est peu éduqué (niveau du primaire), ii) a un esprit d’assisté, fan de l’argent magique, iii) est instable dans ses choix électoraux (entre gauche vs droite), iv) est demandeur de discours populistes de politiciens et donneurs de leçons de toutes sortes.
L’électeur médian est aussi ce citoyen vulnérable à tout, aux discours islamistes radicalisés… La Tunisie entre dans une zone de turbulence, une zone de perturbation. Elle doit s’en sortir au plus vite, avant que les tensions ne dégénèrent en actions terroristes ou en conflits armés entre fractions rivales. La Libye voisine est en train de payer le prix de ces tensions, et ces tensions sont forcément contagieuses.
Au final, l’incertitude fait péricliter l’investissement et contracter la croissance des richesses. En retour, et dans une sorte de réciprocité, l’économie va constituer l’« épée de Damoclès», comme ultime déterminant de la stabilité et du maintien au pouvoir des élites politiques.
L’économie constitue le carburant essentiel à la prospérité (et à la décadence) des nations, comme le démontrait Ibn Khaldoun (natif de Tunis), il y a de cela dix siècles.
(Article publié dans le n°843 de L’Economiste Maghrébin du 27 Avril au 11 mai 2022)