Héla, hélas, huit fois hélas! Plus de huit années séparent ces deux photos. L’une rappelle les promesses islamiques de la Troïka, alors au pouvoir, pour faire advenir une société religieuse en dépit des aspirations libérales et laïques exprimées lors des bouleversements politiques de 2010-2011. L’autre cliché ajoute aux promesses révolutionnaires de Kaïs Saïed, de faire advenir un monde et un homme nouveau en bouleversant les règles d’une société et d’une économie par un projet de collectivisation de la propriété des moyens de production, un conservatisme en matière de relations entre islam et Etat. Et entame résolument une politique de dé-laïcisation pernicieuse de la société et un fétichisme politique exagéré par la croyance excessive en la capacité transformatrice de la loi.
Cependant, ici et là, Troïka ou Kaïs Saïed, le même cérémoniel est respecté, le même protocole observé, les mêmes règles établies, la même gestuelle paternelle, bienveillante et incontestable exprimée.
Tout cela nous renvoie à ce sentiment diffus que l’histoire s’est figée et que nous assistons à la pitoyable mise en scène d’un paternalisme doux, à la fois bienveillant et autoritaire, qui consiste pour celui qui dispose de la sagesse et du pouvoir à imposer une domination, sous couvert de protection désintéressée, sur des enfants dont le discernement est aboli et qui sont dépourvus de la capacité à être des sujets libres et conscients.
Dans les deux cas, les performances mnémotechniques de ces jeunes écolières pour réciter par cœur les 114 sourates du coran servent aux idéologues néo-réactionnaires hégémoniques, ou en voie de l’être, à instrumentaliser pour des considérations d’ordre religieux une nouvelle forme de maltraitance aux allures de reconnaissance de vaines performances.
Deux photos, un même endoctrinement
En regardant ces deux photos, l’attention se porte d’emblée vers les deux fillettes. Elles ont toutes les deux l’âge de l’insouciance, de l’innocence, de la fantaisie, de la légèreté et de la spontanéité. L’âge de la malice naturelle et de la scolarité paisible. C’est aussi l’âge où l’on ne soupçonne point le mal, où l’on croit volontairement toutes les bêtises que racontent les grandes personnes sur les choses de la vie. C’est enfin l’âge où l’on devient facilement manipulable et une proie facile à endoctriner. Souriantes et soumises, elles portent prématurément tous les accessoires des enfants enrôlés dans les sectes sans le moindre espoir de s’en sortir.
L’enfant de la photo de gauche se présente à la tribune, la tête couverte d’un foulard blanc, le front ceint du bandeau bleu d’Ennahdha en attendant de le troquer à l’âge adulte pour le bandeau noir prisé par les djihadistes. Les mains posées sur le bord de la table, nullement intimidée, distillant son bonheur devant ces personnages qui daignent enfin l’accueillir dans leur illustre compagnie, elle se montre indifférente aux cadeaux que l’instance tutélaire de l’autorité suprême du parti islamiste s’apprête à lui remettre. De la main gauche, R. Ghannouchi serre les prix à décerner dont l’un est visiblement un tableau sur lequel serait inscrit, d’une écriture décorative, un verset coranique que la lauréate accrochera au mur de sa chambre à l’âge où normalement on est fan de musique et de séries télévisées. De la main droite, il s’apprête d’un geste rassurant à caresser la tête de l’enfant lui accordant ainsi sa sainte bénédiction.
Dans un autre contexte, plus solennel cette fois, car la cérémonie se déroule au palais de Carthage, une seconde fillette reçoit son diplôme des mains du chef de l’Etat, Kaïs Saïed en personne. Coïncidence heureuse entre le potentiel hors norme, le prestige du savoir désintéressé, le conformisme zélé, le lieu prestigieux, le chef charismatique et les habits distinctifs.
La jeune lauréate de la 53ème édition du Concours national de mémorisation du Coran, toute en blanc, une couleur qui dit la pureté et l’innocence, porte un habit religieux précoce afin de mieux marquer, d’une part la scission avec le monde profane; et d’autre part l’engagement dans la sphère du sacré. Il définit par-dessus tout son appartenance musulmane et son engagement dans la propagation et la défense de l’islam.
Elle se présente emmitouflée de la tête aux pieds dans une tenue immaculée, une espèce de cape sans manches agrémentée d’une capuche prolongée de chaque côté par une écharpe brodée avec des fils en soie avec un pompon à l’extrémité. Un accessoire qui lui sert de foulard lui couvrant non seulement la tête mais aussi la nuque et la poitrine. Son habit rappelle celui d’une postulante ou d’une novice de la Vierge Marie plutôt que celui d’une jeune musulmane pieuse, symbole du renouveau islamique et qui rassure sur sa croyance et son respect des dogmes.
Cet accoutrement, qu’elle ne semble pas habituée à porter, non seulement la dépossède de son corps et de son esprit; mais surtout de son identité future et de son statut de victime du repli identitaire dans une communauté régie par les lois de la polygamie, la répudiation, la lapidation et le rejet du principe de l’égalité des sexes.
Kaïs Saïed, hostile à toute tentative d’égalité successorale et au fonctionnement réellement démocratique permettant d’accompagner pacifiquement la modernisation et la sécularisation progressive de la société, un tel témoignage lui permet cependant de sanctifier les pressions que génère l’étendard d’une authenticité nationale face au constat de dépérissement et de dépravation du monde occidental et érige la fillette en modèle pour d’autres enfants de son âge.
Malgré la forte dégradation de la situation économique du pays, les changements sociaux rapides et la vie politique qui n’a jamais cessé d’être chaotique, le caractère dominant et les pratiques superfétatoires de la culture demeurent identiques, reposent encore sur la stagnation et l’immobilisme et résistent à l’épreuve du temps.
L’excès de démocratie a, dès le départ, conduit à l’inefficacité et une explication fausse des limites de ce régime dans un pays où le déficit libéral, dû à la mainmise bureaucratique et syndicale sur les différentes institutions censées permettre l’expression collective, empêche toute marche vers l’avant, élève le pourcentage de Tunisiens qui se sentent politiquement impuissants et qui considèrent que le système politique ne répond pas à leurs attentes.
Quant à la loi, elle se révèle impuissante lorsqu’elle n’est pas supportée par les mœurs et ne se modèle pas sur des pratiques sociales suffisamment fortes.
Depuis sa prise de fonction, Kaïs Saïed qui n’est plus dans ambiguïté en matière de dé-démocratisation de la vie politique, n’arrête pas de révéler à travers ses pulsions dogmatiques récurrentes qu’il est aussi sur la bonne voie d’un fondamentalisme qui aspire à réintégrer le religieux dans toute la vie politique et qui ramène les questions sociales sous la bannière des codes d’éthique religieuse pour faire face aux évolutions, aux aléas, aux complexités et aux dysfonctionnements générés par l’incapacité de surmonter les graves difficultés économiques, sociales qui frappent le pays.
Alors quoi de mieux pour restaurer l’ordre social et répondre aux principales revendications du peuple que le recours à une sorte de léninisme islamique fondé sur des codes normatifs inspirés des textes sacrés en y exhibant certains traits caractéristiques du marxisme tels que la lutte des classes, le régime de propriété de la terre, la justice fiscale ou l’organisation centralisée et horizontale du pouvoir politique.
En tout point de vue Kaïs Saïed, à l’insu de son plein gré, est en train de sauvegarder le lit des islamistes et de s’approprier leur propre clientèle.
Jusque-là Kaïs Saïed ne s’est pas trop préoccupé de l’effondrement du système d’enseignement, la nécessité urgente de sa réforme et de son adaptation aux activités vitales nécessaires à sa mise à niveau en matière de programmes, de qualité de l’éducation, de compétence et de contribution des enseignants.
Car en matière de politique scolaire la Tunisie, comparée surtout aux pays asiatiques et nordiques, demeure un élève dissipé qui ne figure même pas dans le classement mondial en termes de qualité et de performances. Quoi de plus normal d’ailleurs: des élèves peu doués, des éducateurs de moins en moins impliqués, excepté quand il s’agit de rançonner les parents pour les cours particuliers, sans parler du mode de gestion centralisé et inefficace de l’administration. Bref, un système éducatif relégué au fond de la classe occupée par les cancres faute de mieux.
En matière de système éducatif une ligne de régression sociale, linéaire et généralisée, s’est emparée de la plupart du personnel politique. Face au galimatias jargonneux sur l’intelligence, la culture, l’amélioration de la qualité de l’éducation techno-professionnelle pour une société qui a perdu la connaissance des métiers et la promotion de l’idéal d’un monde meilleur, l’Etat regarde ailleurs.
Pour que le hiatus ne soit pas irrémédiablement consommé entre les anciennes sources des idéologies transmises par la tradition religieuse et les nouvelles techniques de formation véhiculées par des instruments dépersonnalisés, il faut retourner aux modes traditionnels du savoir.
En revivifiant l’idéal de conformité, le passé deviendra la référence majeure dans les genres de vie, les modes de pensée, le système des valeurs et le sentiment de partage d’une même identité culturelle.
Afin de contrecarrer la sécularisation et contenir l’essor des écoles privées, dont l’enseignement est multilingue, scientifique, prodiguant une conception libérale de la laïcité, dirigé par un personnel au fait des pédagogies les plus modernes, on fera en sorte de promouvoir une instruction exclusivement unilingue pour arriver à la constitution d’une nouvelle élite intellectuelle et politique plus en phase avec l’étroitesse d’esprit de la nouvelle société politique et son ancrage arabo-islamique, à la fois nationaliste et traditionaliste, par laquelle on use d’un langage et d’un genre de vie spécifiques dont seront exclus tous ceux qui sont hostiles à l’enseignement de l’islam.
Ecole privée moderne vs école publique traditionaliste
L’enseignement religieux, dont la pratique décline dangereusement dans le cursus scolaire, sera dès lors partout valorisé. Dans cette perspective quoi de mieux, pour commencer, que l’apprentissage des enseignements du prophète, l’exégèse minutieuse qui concilie les exigences de la foi révélée et celle de la foi raisonnée, le souvenir des glorieux événements passés, l’initiation au droit musulman, l’étude de la tradition hagiographique, pour finir par un retour au Texte qui aura perdu entre temps de son opacité et de son obscurité pour devenir un message clair exprimé dans un langage clair. Un tel système d’acquisition du savoir sera dispensé, dit-on, par des personnes aussi compétentes que modérées dont le niveau est en principe reconnu et qui se contenteront d’apprendre aux élèves à réciter par cœur les versets du Coran. Imposant, comme pour ces deux fillettes, des exercices de pure mémoire.