L’Europe, forte de son bouclier et bras armé l’OTAN, s’installe dans la guerre. La puissance de feu occidentale a de quoi inquiéter les forces russes, même si, en retour, elle participe à la destruction et à la ruine de l’Ukraine, devenue le théâtre meurtrier d’affrontements pour la suprématie mondiale.
Les feux de la guerre ne sont pas près de s’éteindre. Et celle-ci risque même de dégénérer, au regard de la nature des enjeux. Une nouvelle cartographie de la puissance mondiale est en train de se dessiner, sans que l’on sache l’ampleur du choc de cette tectonique des plaques.
Une chose est sûre : la mécanique implacable de la géographie de la faim se met déjà en place. Et pour cause ! La Russie et l’Ukraine comptent plus du tiers des exportations de céréales. La guerre a mis le feu aux poudres et a enflammé le prix des céréales.
En voulant punir la Russie, en la privant de ses recettes pétrolières, les Occidentaux ont fait exploser les cours et mis en danger de mort des pays aux revenus modestes et aux moyens limités. L’onde de choc de ce tsunami venu des confins de la mer Noire a semé le désarroi et le trouble chez les pays dépendants pour leur approvisionnement de céréales, de gaz et de carburant.
« Une nouvelle cartographie de la puissance mondiale est en train de se dessiner, sans que l’on sache l’ampleur du choc de cette tectonique des plaques »
La Tunisie, naguère grenier de l’empire romain et récemment encore assez autonome en hydrocarbures, subit de plein fouet les effets des tensions Est-Ouest. Pour avoir tourné le dos à nos vertus ancestrales, méprisé la valeur du travail et rabaissé au plus bas le goût de l’effort, nous payons le prix fort d’une décennie d’errements et de gâchis politiques et économiques.
Aux exigences de rigueur, d’épargne et d’abstinence, nous avons préféré les délices empoisonnées de la débrouille et de la dette. Le pays décroche, recule, régresse, perd ce qu’il a de plus précieux : son autonomie, sa capacité de se battre, d’exister et de s’imposer sur les marchés mondiaux.
Dans l’indifférence générale, sans que les instances dirigeantes n’interviennent pour redresser la situation, stopper l’hémorragie. Et nous éviter les affres de la faillite financière et de l’humiliation. On mesure aujourd’hui le coût économique et social de ces dix ans de laisser-aller, de laissez-passer, d’absence de politique publique et sectorielle.
Faute de volonté politique clairement affichée, de réel sentiment national, le pays n’arrive plus à assurer sa sécurité et sa souveraineté alimentaires et énergétiques. Et dire qu’il a potentiellement les moyens d’engranger des excédents, là où il souffre aujourd’hui de pénurie.
L’activité pétrolière est réduite à sa plus simple expression, en l’absence d’octroi de nouveaux permis de recherche… et d’exploitation, quand elle ne subit pas en permanence l’assaut des grévistes et des sit-inneurs.
Le phosphate, autrefois fer de lance de l’économie nationale, est aujourd’hui en situation de mort cérébrale. L’activité y est réduite à une économie de subsistance, au seul motif de payer une armée de salariés dont l’effectif a été multiplié par quatre et la production divisée par trois.
« La Tunisie, naguère grenier de l’empire romain et récemment encore assez autonome en hydrocarbures, subit de plein fouet les effets des tensions Est-Ouest »
Le centre et le sud du pays, où se concentrent les richesses minières et minérales, ne répondent plus aux appels des dirigeants. Le Nord, cette terre nourricière, s’érige en mur des lamentations. Le sort du pays semble scellé. Notre sécurité alimentaire et énergétique est sérieusement menacée pour n’avoir pas engagé les nécessaires transitions à cet effet.
L’ennui est qu’on ne voit rien venir pour libérer un énorme potentiel de production et retrouver les chemins vertueux de la croissance et de la prospérité. L’expansion ne semble pas à l’ordre du jour.
Le gouvernement est tiraillé, pris en tenaille entre le marteau des cours qui explosent et l’enclume de la protection sociale via la Caisse générale de compensation. Un produit hautement inflammable qu’il faut manipuler avec une extrême prudence, pour ne pas déclencher émeutes et troubles sociaux. Et mettre en danger la fragile paix sociale.
Tout n’est pas irrémédiablement perdu pour autant. C’est même le principal enseignement de toute crise. La dernière en date, qui met déjà le pays en ébullition, n’est pas que menaces et malédiction, elle peut être salutaire en provoquant un choc de raison de nature à mettre fin au règne du déni et de l’insouciance. Elle peut raviver notre instinct de survie en puisant dans nos ultimes ressources.
« Le gouvernement est tiraillé, pris en tenaille entre le marteau des cours qui explosent et l’enclume de la protection sociale via la Caisse générale de compensation »
Alors faisons un rêve : phosphate contre nourriture. L’occasion d’interpeller la conscience, le patriotisme, le coeur et la raison des acteurs économiques et sociaux. On voudrait que cette crise soit comme toutes les crises, porteuse d’idées novatrices, de nouvelles opportunités d’actions et d’issues certaines.
Céréales, pétrole et phosphate, au vu de la conjoncture mondiale, sont en première ligne. L’occasion pour nous de définir et de mettre en perspective, à travers des politiques viables, des stratégies de transitions écologique, énergétique et agricole pour nous libérer de la dictature de la dépendance. Cela vaut aussi et surtout pour l’industrie, les technologies de rupture et les services à haute valeur ajoutée. Le contexte s’y prête. L’hégémonie de l’Asie, mise en évidence par la crise sanitaire, et la guerre à la périphérie du noyau central de l’UE vont changer la donne.
Les pays de l’Est, nos concurrents directs en matière d’attractivité industrielle, sont en première ligne, dans l’oeil du cyclone, au coeur de la zone de turbulence. Les tensions ne vont pas baisser et se dissiper de sitôt. Il y a comme un effet d’aubaine, dont pourrait profiter l’économie tunisienne.
A charge pour nous de savoir capter à notre profit le redéploiement de chaînes de valeur en quête de nouveaux sites de production, aussi attractifs que paisibles. Et ce n’est pas faire preuve d’indécence que de vouloir attirer les IDE, qui véhiculent transfert de technologies, capitaux et marchés à l’international.
La Tunisie ne saurait ni ne pourrait retrouver son rang et réintégrer le club des pays émergents sans l’apport des IDE. Cela est d’autant plus vrai que l’investissement local est au plus bas. Il va même toucher le fond à la suite de la récente décision de la BCT d’élever de 75 points de base son taux directeur pour le porter à 7%. C’en est presque fini de tout espoir de reprise. Prions pour que ce ne soit pas le dernier clou dans le cercueil des PME/PMI.
« La Tunisie ne saurait ni ne pourrait retrouver son rang et réintégrer le club des pays émergents sans l’apport des IDE »
La vérité est que l’engouement des investisseurs étrangers se mesure en premier à l’engagement des investisseurs locaux, aujourd’hui malmenés. En clair, nous ne sommes pas les seuls à vouloir profiter du redéploiement des chaînes de valeur dans le monde.
Il faut faire partie des plus entreprenants, des plus déterminés, des plus aptes à répondre aux attentes et peut-être même aux exigences des investisseurs étrangers qui abhorrent insécurité juridique, déficit de confiance et instabilité politique, sociale et fiscale. Dans cette course à la survie, il n’y a de place que pour les premiers de la classe. Malheur aux vaincus.
(Publié dans le numéro 845 de l’Economiste Maghrébin du 25 mai au 8 juin 2022)