Par deux décrets successifs pris avant minuit, le président de la République a révoqué 57 magistrats. Si les uns applaudissent au nom de l’assainissement de la justice, d’autres dénoncent une énième mainmise sur l’appareil judiciaire.
Tsunami judiciaire au palais de justice. 57 magistrats et pas des moindres. Puisque parmi ceux que touche la révocation par un simple trait de plume rageur, figurent certains au sommet de l’hiérarchie judiciaire. En l’occurrence: l’ancien premier président de la Cour de Cassation, Taieb Rached; l’ancien procureur de la République, Béchir Akremi; et l’ancien président du Conseil supérieur de la magistrature, Youssef Bouzakher. Mais aussi l’ancien Substitut du procureur de la République et ancien porte-parole du Pôle judiciaire de lutte contre le terrorisme, Sofiene Sliti.
Tout ce beau monde qui faisait la pluie et le beau temps à Beb Bnet se trouve désormais, ironie de l’histoire, sur le banc des accusés.
« Que Dieu protège notre pays »
Commentaire désabusé de l’honorable ancienne juge et ex-candidate à la présidentielle, Kalthoum Kannou: « Si j’étais restée dans le corps des magistrats, je serais sans doute dans la liste des juges limogés. Je peux vous assurer que certains de ces confrères ont été évincés simplement pour des critiques à l’encontre du président de la République. Et non parce qu’ils ont reçu des pots de vin ou sont corrompus. Que Dieu protège notre pays! ». Ainsi soit-il!
En effet, le couperet est tombé, très tard dans la nuit du mercredi 1er juin, à l’issue d’un conseil ministériel. Puis, la publication d’une liste nominative des 57 magistrats révoqués paraissait ipso facto dans un décret au Journal officiel avant minuit. Comme s’il y avait urgence.
Un décret scélérat
Pour bétonner le tout, un deuxième texte, le décret-loi n° 2022-35 du 1er juin 2022, dans le même JORT, stipule que les magistrats « n’ont aucune possibilité de recours. Tant qu’il n’y a pas prononcé d’un jugement pénal irrévocable concernant les faits qui leur sont imputés ».
Traduction: avec la lenteur du temps judiciaire observé dans le système judiciaire tunisien, de l’eau coulera sous les ponts de nos tribunaux avant un jugement pénal « irrévocable ». Bref, la révocation de ces magistrats intervient avant leur jugement et sans aucune possibilité de recours.
Car, sur la base immuable de la présomption d’innocence, même les juges les plus véreux ont droit, dans un Etat de droit, à un procès équitable à charge et à décharge. En attendant que la justice se prononce, certains juges qui seront peut-être blanchis ultérieurement, devront subir les affres de la mort lente, dans le déshonneur.
De même, en toute bonne logique, pourquoi Kaïs Saïed a-t-il, diable, révoqué lui-même ces magistrats? Au lieu de faire passer leurs dossiers devant le nouveau CSM dont il vient lui-même de nommer les membres? N’a-t-il non plus confiance en cette institution qu’il a façonnée de ses propres mains?
Les magistrats, tous des ripoux?
Mais que leur reproche-t-on au juste? Lors du conseil ministériel nocturne, le président de la République très remonté, cela devient une habitude, reproche pêle-mêle à certains d’entre eux d’être impliqués dans des dossiers de corruption, d’enrichissement illicite, de dissimulation de preuves, de PV ou de dossiers judiciaires dans des affaires politiques. Mais aussi d’avoir empêché la police de perquisitionner les domiciles de suspects dans des affaires de terrorisme. Et même pour certains d’entre eux, d’atteinte à la pudeur et de harcèlement sexuel.
Certes, il va sans dire que de sérieuses suspicions de corruption pèsent sur certains juges. A l’image de l’ancien premier président de la Cour de Cassation. Puisque celui-ci est fortement soupçonné de faire du business dans l’immobilier. Ou de l’ancien procureur de la République, Béchir Akremi, un proche d’Ennahdha. Ce dernier aurait, selon ses détracteurs, dissimulé quelque 6268 dossiers terroristes. Sans oublier la jeune magistrate Ikram Mokdad arrêtée la main dans le sac en 2021. Et ce, alors qu’elle transportait l’astronomique somme de 500 mille euros en liquide dans son véhicule.
Les leçons de l’Histoire
Mais n’est-il pas plausible de penser que d’autres magistrats aient été limogés pour leur proximité présumée avec l’islam politique ou pour avoir critiqué ouvertement les dérives du Prince. Notamment le fameux décret présidentiel n° 2021-117 du 22 septembre 2021, relatif aux mesures exceptionnelles?
D’ailleurs, n’est-il pas troublant d’établir une comparaison avec l’ancien ministre de la Justice Noureddine Bhiri. En effet, au plus fort du règne de la Troïka, il n’avait pas hésité à limoger 82 magistrats suspectés de proximité avec l’ancien régime de Ben Ali?
L’histoire étant un perpétuel recommencement, il suffit d’en tirer les leçons. Et les conséquences.