Juste après l’indépendance, la Tunisie avait beaucoup investi dans de nombreux domaines comme l’émancipation des femmes, l’éducation, la santé, les infrastructures…
La tendance générale en Tunisie, les premières années, était de considérer tout ce qui est traditionnel et local (arabe) comme rétrograde et mauvais. Il fallait, pour rejoindre les pays développés, les imiter dans leurs habitudes, comportements, façon de penser…
Quoique cette façon d’agir soit peu couteuse et rentable dans l’immédiat et avait permis des progrès incontestables sur les plans social et économique; elle se révèle, de nos jours, très couteuse, préjudiciable et asservissante.
Des choix stratégiques graves
Parmi les choix graves, dont nous sommes en train de subir lourdement les conséquences, on peut citer tout d’abord le système de compensation des produits alimentaires stratégiques. Celui-ci a été mis en place afin de maintenir de bas salaires de la main-d’œuvre et attirer les investisseurs. La Caisse de compensation représente de nos jours un véritable boulet duquel on n’arrive plus à se libérer et qui nous asphyxie un peu plus chaque jour. Par ailleurs, il s’avère que ce sont les classes aisées qui profitent le plus de ces subventions.
Malgré une sensible amélioration de l’état nutritionnel de la population et la disparition des famines, de cas de malnutrition et sous-alimentation d’une façon générale, le régime alimentaire du Tunisien a connu, depuis l’indépendance, une transformation radicale. En effet, d’un régime du type méditerranéen (basé sur l’huile d’olive, des céréales, des légumineuses et peu de viande) dont on reconnait de nos jours l’importance et l’intérêt pour une bonne santé; on est passé à un régime du type occidental, riche en calories avec une part importante de protéines animales. Ainsi, frites, boissons gazeuses, biscuits et produits industrialisés sont devenus des composantes indispensables au menu du Tunisien, surtout chez les jeunes. Les conséquences ne se sont pas fait attendre: surpoids, obésité, pathologies cardio-vasculaires, diabète et d’autres pathologies qui ne font qu’augmenter chaque année.
L’agriculture a été parmi les secteurs les plus touchés par des choix inadéquats. L’agriculture tunisienne est dominée par de petits agriculteurs (plus de la moitié des agriculteurs possèdent moins de 5 ha) qui disposent de très peu de moyens et sont généralement âgés et peu instruits. Ils cultivaient leurs petits lopins de terre pour vivre et vendre l’excédent. D’une agriculture vivrière ces agriculteurs sont passés à une monoculture orientée vers l’exportation. Ils sont désormais obligés d’acheter tous leurs produits alimentaires du marché. Pour être rentables, ils ont dû utiliser beaucoup d’intrants (semences sélectionnées, engrais, pesticides et produits chimiques divers) parfois d’une façon abusive. Ils se retrouvent à la merci d’une part des vendeurs d’intrants et de services; et d’autre part les négociants, intermédiaires et spéculateurs qui dominent le marché des produits agricoles.
Cette agriculture a entrainé l’épuisement des ressources naturelles particulièrement l’eau, l’augmentation de la pollution du sol et des nappes et l’appauvrissement du monde agricole.
Des substitutions malheureuses
L’olivier en Tunisie est une véritable culture qui remonte aux Phéniciens. Le Tunisien a une longue tradition et une relation intime avec l’huile d’olive qu’il utilise non seulement pour la cuisine, mais également pour se soigner, la pâtisserie… L’intérêt nutritionnel et les bienfaits sur la santé de l’huile d’olive ne sont plus à démontrer.
Cependant, l’huile d’olive est, de nos jours, essentiellement destinée à l’exportation. La plupart des Tunisiens se trouvent malheureusement privés de cette denrée très intéressante et obligés de consommer de l’huile de soja ou d’autres graines végétales de beaucoup moins bonne qualité et dont le prix avoisine celui de l’huile d’olive.
Par ailleurs, le Tunisien était surtout un consommateur de blé dur. Le blé tendre, plus abondant sur les marchés mondiaux et à des prix beaucoup plus bas, s’est introduit progressivement et le pain de farine blanche a pris la place de notre pain en semoule de blé dur. Le blé tendre pose de nombreux problèmes dont l’intolérance au gluten, des problèmes de transit… Le gaspillage du pain, vendu à un prix largement subventionné, a également pris des proportions insoutenables. La Tunisie produit très peu blé tendre et doit importer environ 80% de ses besoins en cet aliment devenu mythique et indispensable.
Nos oasis, jadis source de vie et de richesse, sont devenues le champ de la monoculture exclusive d’exportation des dattes Deglet Ennour. L’extension de cette culture a épuisé les nappes phréatiques et menace l’existence de ces ilots paradisiaques de verdure.
La création des périmètres irrigués et l’aménagement des serres destinées à la production de primeurs pour l’exportation a épuisé nos ressources, dégradé les sols, pollué l’environnement et asséché nos barrages (l’agriculture utilise 80% des disponibilités en eau).
Les races animales locales abandonnées
Nos races locales ont été ignorées sous prétexte d’un rendement et d’une productivité très faible. On a eu recours à l’introduction de nouvelles races et souches. Le cas de la volaille est très révélateur. Poulets de chair, pondeuses et dindons sont produits à partir de reproducteurs importés. Chaque année des millions de reproducteurs sont importés pour le compte des grands groupes avicoles. Le comble c’est que ces animaux sont nourris exclusivement d’aliments concentrés, fabriqués à partir de produits importés (maïs, soja, minéraux, vitamines et additifs divers). La poule locale a été complétement abandonnée et laissée pour compte.
Ainsi, sans compter l’importation des équipements, des produits vétérinaires…, la principale source de protéines animales (viande blanche et œufs) du Tunisien provient de souches importées et élevées avec des aliments importés en devises fortes. La Tunisie se trouve ainsi à la merci des caprices des marchés mondiaux.
Les races bovines locales ont pratiquement disparues (surtout les races : blonde du Cap Bon et Brune de l’Atlas) ne subsistent que des croisements divers. La vache Holstein est presque la seule race laitière élevée en Tunisie. Stimulés par une augmentation très sensible de la consommation du lait et produits dérivés, les éleveurs ont été encouragés à se lancer et investir dans l’élevage laitier. Des bassins laitiers se sont développés partout, même dans les régions les plus défavorables. Des élevages hors sol se sont multipliés avec fréquemment des éleveurs sans aucun bout de terre. Là aussi l’aliment utilisé dans ces élevages, qui représente plus de 65% des couts de production, est constitué essentiellement de maïs et de soja importés.
Malheureusement, il a été démontré que les animaux importés, surtout la race Holstein, est très exigeante, très délicate et fragile. Elle supporte mal le stress thermique qui entraine une diminution de la consommation d’aliment, de la production laitière, des performances de la reproduction… et pouvant aller jusqu’au décès de l’animal.
Des tentatives d’introduction de races étrangères ovines en Tunisie, (dans les années 1980 l’ODESYPANO avait essayé d’importer des brebis irlandaises accompagnées de chiens bergers irlandais, des brebis laitières siciliennes et D’Men ont été également importées) sont restées limitées. L’élevage ovin tunisien, d’une façon générale, a pu échapper à l’introduction de races étrangères en raison essentiellement de son caractère extensif.
Le mouton Barbarin existe aux Etats Unis en 1799. C’est le Bey Hammouda Pacha qui a offert dix moutons de la race Barbarine à grosse queue au Président George Washington afin de consolider les liens d’amitié entre les deux pays. Actuellement cette race de Tunis est officiellement reconnue et fort appréciée.
Les semences végétales
Du côté de la production végétale, les semences hybrides importées pour les cultures maraichères sont devenues la règle. Les semences locales sont considérées peu productives et non adaptées aux exigences du consommateur et de l’industriel. Chaque année, des milliers de tonnes de semences de pomme de terre, légumes divers et cucurbitacées sont importées. L’agriculteur ne peut plus utiliser les semences issues de ses cultures et doit chaque année acheter à prix fort les semences nécessaires pour ses cultures.
Les variétés locales traditionnelles d’olivier ont failli être délaissées au profit de variétés espagnoles, intensives et réputées plus faciles à cueillir.
Le scandale de l’eau en bouteille
En quelques années, le Tunisien est devenu parmi les plus gros consommateurs d’eau en bouteille (environ 200 litres/habitant/an). Sous prétexte de création d’emplois, l’Etat encourage les industriels à lancer de nouvelles usines de conditionnement.
L’eau en bouteille, non seulement handicape lourdement le budget du citoyen; mais elle représente une source très grave de pollution. L’énorme quantité du plastique PET importé se retrouve en fin d’usage dans notre environnement, nos décharges et nos mers. La collecte et le recyclage des bouteilles en plastique restent très faibles et touchent au plus 20% des bouteilles utilisées.
Au lieu de veiller à améliorer la qualité de l’eau du robinet, l’Etat semble préférer encourager la consommation de l’eau en bouteille et indirectement la pollution. Plus d’une cinquantaine de marques existent déjà sur le marché national. Alors que l’exportation est insignifiante, de nouvelles unités de conditionnement ne cessent de voir le jour.
De nouveaux défis
De nos jours, les temps ont beaucoup changé. De nombreuses guerres ont secoué la planète, la population mondiale a bien sensiblement augmenté ainsi que les besoins alimentaires. La technologie et les sciences ont énormément évolué… De plus en plus la pollution ainsi que le réchauffement climatique commencent à marquer l’environnement et menacer l’existence même de la planète et de l’humanité. La pandémie de Covid-19 et récemment la guerre en Ukraine ont détruit les traditionnels équilibres et créé des crises alimentaires graves.
Les aléas, la volatilité et la fragilité des marchés mondiaux rendent l’importation de plus en plus couteuse et difficile. La sécurité alimentaire est devenue une composante essentielle de la souveraineté nationale. Les semences et les produits alimentaires sont considérés des produits stratégiques qui font l’objet de pressions géopolitiques intenses.
Le réchauffement climatique, la sécheresse et le déficit hydrique représentent un défi essentiel. Surtout que la Tunisie est atteinte de plein fouet.
Le retour à nos sources et nos valeurs ainsi que la valorisation de nos ressources locales sont donc primordiaux. Et ce, afin de nous adapter au changement climatique et assurer notre sécurité alimentaire. Un grand effort doit être fait pour réhabiliter notre patrimoine, nos races animales et variétés végétales adaptées à nos conditions difficiles et particulières. La logique de l’exportation aussi bien de notre huile d’olive, dattes, oranges, primeurs… est à revoir.
Il s’agit également de ne pas se laisser influencer par la publicité et les lobbyings agroalimentaires qui poussent vers la surconsommation des produits industriels. La sensibilisation et l’éducation du citoyen sont indispensables pour un retour à un régime équilibré qui préserve la santé du citoyen.
De nombreuses de nos traditions doivent être valorisées. Dans le domaine de l’économie de l’eau par exemple la Tunisie possède de nombreuses habitudes intéressantes (construction de mejels, utilisation de la gargotte en argile, meskat, jessour…).
Le développement n’est pas forcément le rejet de tout ce qui est traditionnel. Tout au contraire, le patrimoine traditionnel, résultat de milliers d’années d’histoire, peut être un moteur de développement.
« L’homme sage apprend de ses erreurs, l’homme plus sage apprend des erreurs des autres », disait Confucius.