Que l’on évoque des crimes graves « contre la paix et la sécurité nationale » pour justifier la révocation de 57 magistrats sans aucune possibilité de recours passe encore. Mais que l’on pointe du doigt une magistrate « prise en flagrant délit dans une affaire de mœurs », relève d’une pratique qu’on croyait révolue.
Faut-il en rire pour ne pas pleurer? En procédant au limogeage de 57 magistrats par un simple trait de plume, le chef de l’Etat, Kaïs Saïed, a énuméré sans ciller des accusations considérées comme des crimes graves « contre la paix et la sécurité nationale ». A l’instar de : l’enrichissement illicite; la corruption financière; et l’entrave aux enquêtes sur des questions de sécurité publique. Jusqu’ici tout va bien. Sauf que c’est surtout l’accusation lancée contre une magistrate, sans la nommer, « prise en flagrant délit dans une affaire de zina » qui a révulsé les Tunisiens. Tout en donnant du grain à moudre aux médias étrangers pour une affaire digne des faits divers du Moyen Âge. Car, zina, un mot ambigu et polysémique, désigne en arabe aussi bien une relation sexuelle interdite, la fornication illicite hors mariage, que l’adultère.
Dès lors, il est légitime d’interpeler nos dirigeants. En quoi une histoire de mœurs dans la sphère privée porte-t-elle atteinte à « la paix et la sécurité nationale » ? De même, sur le plan éthique, a-t-on le droit, surtout quand on est le plus haut magistrat du pays, de livrer la réputation et l’honneur d’une citoyenne, une magistrate de surcroit, en pâture aux chiens?
Haro sur la virginité !
Or, la magistrate Kheira Benkhelifa, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, a donné sa version des faits. En dénonçant, un « complot » ourdi, selon elle, par des proches du président tunisien.
Ainsi, selon ses dires, en décembre 2020, elle avait accueilli, le soir, dans son salon, son fiancé, un Commandant de la Garde nationale divorcé. Lequel a eu un malaise et ne pouvait quitter le domicile de la juge à cause du couvre-feu. C’est à ce moment-là que des forces de sécurité ont investi la maison, dressant un procès-verbal pour l’accuser « d’obstruction à une perquisition et de délit de mœurs ». Elle aurait même été obligée de subir un test de virginité ! Le plus révulsant dans cette sordide affaire, c’est que le fameux test de virginité a été publié sur les réseaux sociaux attestant qu’elle n’était pas vierge!
Cela sent le souffre
Un guet-apens savamment orchestré? Toujours selon la magistrate révoquée, il s’agit « d’un complot fomenté par la belle-sœur du Président. Parce que je me suis opposée au fait qu’elle me demande un acte juridique illégal ». Ainsi affirme la juge lors d’un conseil national urgent de l’Association des magistrats tunisiens (AMT), samedi 4 juin. Conseil au cours duquel les magistrats révoqués ont témoigné pour expliquer les dessous de leur révocation.
Mais au-delà de l’affaire de la magistrate Kheira Benkhelifa, somme toute un fait divers entre deux adultes, ou au pire une affaire de mœurs et qui n’intéresse personne. Condamner une femme juste parce qu’elle n’est pas vierge et révéler sa vie privée sur la voie publique pour des règlements de comptes d’ordre politique est une pratique de bas étage. Puisque indécente, dégradante et misogyne à souhait.
Indignation des magistrats et de la société civile
« Une juge tunisienne a été suspendue de ses fonctions par le président de la République. Car son seul tort c’est que la police a trouvé chez elle son amoureux. Elle fut accusée d’adultère », s’est écrié un internaute.
« Le médecin qui a fait un examen à une femme pour fournir à la police un document portant sur des détails personnels, on en parle? », s’est étranglée une autre activiste de la société civile
« Qui réhabilitera cette dame, si le plus haut niveau de l’État a touché à sa dignité ? » Ainsi conclut la présidente d’honneur de l’Association des juges tunisiens, Rawda al-Qarafi. Elle a tout résumé.