Nous n’avons pas besoin d’ennemis extérieurs pour rallumer, au moindre duel politique, les feux de la discorde et de la division nationales. Au risque de briser pour toujours le fil de notre identité et de notre unité, en dépit des vicissitudes de l’histoire. Nous sommes, une fois de plus, rattrapés par notre démon du fond des âges. Dont on mesure avec effroi les dégâts en tout genre. Nous sommes passés maîtres dans l’art de la politique de la terre brûlée, mettant délibérément le pays en danger d’implosion.
L’illusion de l’Union sacrée née dans le droit-fil de l’indépendance nationale aura été de courte durée, à l’échelle de l’histoire de la nation. L’irruption de la « démocratie » dans nos contrées n’a pas, comme on l’espérait, arrangé les choses. On ne se parle plus, on ne s’écoute plus. On se bat et on s’étripe. L’invective tient lieu de seul moyen de communication au sein de ce qu’il faut bien appeler classe politique, dont les protagonistes coexistent sans vraiment cohabiter.
Signe de cette course au suicide collectif, la tolérance zéro à l’heure des grands choix politiques, économiques et sociaux, quand il faut, au nom de l’intérêt général, s’accorder sur l’essentiel : la pérennité de notre modèle économique et social. Rien de moins que sauver le pays de la débâcle et de la faillite financière. Et retrouver les chemins d’une croissance forte, durable et inclusive.
« L’irruption de la « démocratie » dans nos contrées n’a pas, comme on l’espérait, arrangé les choses. On ne se parle plus, on ne s’écoute plus. On se bat et on s’étripe »
Le patriotisme économique, le souci de souveraineté nationale, le besoin de cohésion sociale doivent prévaloir sur les intérêts partisans, claniques ou corporatistes. On est loin aujourd’hui de ce tableau idyllique. La vérité est que les adversaires politiques et sociaux sont dans une logique d’affrontement. Ils ont des buts de guerre, au risque de laisser péricliter l’économie nationale, sinon provoquer son déclin et faire chavirer le pays dans le chaos social.
Que n’a-t-on pas négligé et laissé aller à la dérive nos entreprises et l’économie aujourd’hui à l’agonie ? Le PIB est amputé du tiers de ce qu’il représentait en 2010. Le pays croule sous les dettes qu’il ne peut rembourser, à moins de recourir à des subterfuges aux lendemains désastreux ou à des manipulations monétaires de tous les dangers.
Le service de la dette, les dépenses de subventions de produits, et pas que de première nécessité, et le poids insoutenable de la masse salariale de la Fonction publique dépassent de loin les ressources fiscales, voire les rentrées de l’État. Exit les investissements d’avenir.
Pas de quoi amorcer la pompe des investissements privés, en très net recul. Le taux d’investissement, qui culminait naguère à près de 25% du PIB, est à son plus bas historique. Les docteurs de l’économie y voient un encéphalogramme plat, du même genre que celui de l’épargne nationale tombée à 6% du PIB. Une vraie hécatombe, dont on mesurera les effets dévastateurs dans les mois et les années à venir.
Le pays a mangé son pain blanc et n’a plus pleinement sa destinée en main. D’autant que l’inflation et le chômage font des ravages dans le tissu économique et social, élargissent les zones de pauvreté et multiplient les lignes de fracture.
Sourds aux appels au secours des infortunés, aux cris des agriculteurs, aux lamentations des dirigeants d’entreprise ou de ce qu’il en reste, les politiques se déchirent dans leur propre bulle dont on ne sait quand ni comment elle va exploser.
« Le pays a mangé son pain blanc et n’a plus pleinement sa destinée en main »
Le gouvernement, pour sa part, n’ose pas s’aventurer au-delà de sa zone de sécurité ou de confort pour ne pas se heurter à la colère, aux réticences, à l’indiscipline et à l’ensauvagement d’une large fraction de la société, privée de repères et galvanisée par le manque d’autorité de l’État.
Le gouvernement Bouden avance à petits pas, dans la limite de ses moyens, à visage couvert, échéances électorales obligent. Il pose, sans l’annoncer publiquement, les premiers jalons des réformes qui ouvriraient la voie à un accord avec le FMI : levée partielle des subventions sur les carburants, amorce de restructuration d’entreprises publiques, maîtrise de la masse salariale…
La IIème République a-t-elle déjà vécu en se consumant à petit feu, en attendant le happy-end final ? Les états généraux présidentiels semblent en prendre acte. Le dialogue national pour la nouvelle République, du reste consultatif, mais assez singulier en l’absence du gouvernement, serait-il l’annonce du certificat de décès de la IIème République, morte d’euthanasie précoce ? A six mois des élections législatives, sommes-nous sûrs que d’ici là, le pays donnera encore des signes de vie, au vu de l’état de décomposition de l’économie et du délabrement du climat social ?
Sauf à considérer ce débat comme le signe d’une adhésion collective du plan gouvernemental soumis à l’approbation du FMI. Une chose est sûre : les six mois à venir seront les plus longs, les plus complexes et les plus indécis de l’histoire du pays. L’inconnu l’emporte sur l’incertitude. Et c’est là tout le danger.
« Le gouvernement Bouden avance à petits pas, dans la limite de ses moyens, à visage couvert, échéances électorales obligent »
Les appels au calme, à l’apaisement, à la retenue d’ici et d’ailleurs n’auront servi à rien sinon à faire monter de plusieurs crans les rivalités. Les voix de la sagesse ne sont plus audibles, face au raidissement des uns et des autres qui ne semblent pas prendre conscience qu’ils sont en train de jeter de l’huile sur le feu.
L’UGTT, ultime bastion de la résistance contre le projet du Président, tout en revendiquant la rupture du 25 juillet 2021, est aujourd’hui sous le feu de critiques acerbes des partisans et défenseurs du projet politique de Kaïs Saïed. Ses velléités qui confinent au droit sinon au devoir d’ingérence dans le champ politique lui valent aujourd’hui le statut d’adversaire politique, plus que celui de partenaire social aux exigences excessives, quoique légitimes en d’autres circonstances.
La centrale syndicale s’est laissé, au nom d’un passé révolu, prendre au jeu du pouvoir. Elle se sent dans l’obligation d’assurer ce rôle de cogérant dans le mode de gouvernance politique, économique et sociale.
Elle s’appuie sur sa capacité de mobilisation et sur ses moyens de pression pour faire capituler l’État. Qui ne l’entend plus aujourd’hui de cette oreille. L’annonce de la grève générale dans la Fonction publique ne sera pas du genre à intimider la puissance publique.
« L’UGTT, [… ] est aujourd’hui sous le feu de critiques acerbes des partisans et défenseurs du projet politique de Kaïs Saïed »
Le durcissement du ton, l’obstination d’un côté comme de l’autre inquiètent au plus haut point. Et ajoutent à la défiance des investisseurs locaux et étrangers. On sait par le passé où mène cette escalade de tous les dangers.
Alors que le pays a grand besoin de calme, d’apaisement, de sérénité, de compromis. Et d’un dialogue politique, économique et social libre, effectif, contradictoire certes, mais responsable et policé.
Au seul motif de sauvegarder nos libertés, la démocratie, nos emplois et nos entreprises. L’État ne peut vouloir soumettre l’UGTT à sa volonté, et celle-ci ne doit pas chercher à s’immiscer et encore moins à imposer des choix qui relèvent du seul pouvoir exécutif, dans le respect des droits salariaux.
Et plutôt que d’entraîner le pays dans un affrontement fratricide aux conséquences incalculables, il faut savoir raison garder. Car si la maison-Tunisie venait à brûler, il n’y aurait pas de rescapés.