En charge de la rédaction de la nouvelle Constitution, Sadok Belaïd a annoncé que le projet qu’il présenterait au président Kaïs Saïed ne ferait aucune référence à l’Islam. Un moyen, selon lui, de combattre les partis islamistes, mais qui constituerait une rupture avec la tradition constitutionnelle nationale.
Un acte fort qui serait de nature à modifier l’identité de l’Etat tunisien, sans affecter la liberté de religion de ses citoyens. Le phénomène étatique est au cœur de la dialectique entre le politique et le religieux.
Si l’émergence de l’État moderne procède de l’émancipation de la puissance temporelle de la tutelle revendiquée et exercée par la puissance spirituelle, tout État reste confronté à la question de la religion. Celle-ci se pose à la fois en termes normatifs (le droit religieux est-il une source du droit de l’État ?), institutionnels (quels rapports entre l’État-personne et les instances ecclésiales, entre l’organisation étatique et les organisations confessionnelles ?), mais aussi substantiels (quel régime juridique reconnaître aux libertés de conscience et de religion ?).
Théoriquement et au regard des pratiques nationales en vigueur dans le monde, trois modes relationnels entre l’Etat et les religions (comprenant chacun une série de variantes) semblent se dégager :
- les « (con)fusions » (forte imbrication du politique et du religieux, à caractère théocratique ou quasi théocratique, dans lesquels l’ordre juridique étatique est soumis aux prescriptions de normes et/ou institutions religieuses)
- les « unions » (formalisation de liens entre les religions et le pouvoir politique dans le cadre de l’ordre juridique étatique, qui se traduit par une reconnaissance des Églises, voire d’un statut privilégié ou d’exception pour une religion en particulier – « érigée en « religion d’État/nationale » – sur le plan de l’organisation institutionnelle et dans la production-diffusion des valeurs) ;
- Et les modèles de « séparation » du politique et du religieux, qui s’articulent autour du principe de neutralité confessionnelle de l’État.
S’il n’existe pas de modèle étatique (empirique et théorique) unique dans ce domaine, l’association entre l’Etat et la religion islamique est la norme dans le monde arabe et musulman. Un lien que la Tunisie serait prête à rompre ?
Une nouvelle République laïque ?
Selon l’article 1er de la Constitution adoptée en 2014, trois ans après la chute de la dictature de Zine El Abidine ben Ali, la Tunisie « est un Etat libre, indépendant et souverain, l’Islam est sa religion, l’arabe sa langue et la République son régime ».
Une formule reprise à l’identique de la Constitution de la Ière République adoptée suite à l’indépendance nationale. Elle traduisait alors la volonté de H. Bourguiba de maintenir un certain flou quant à la nature de l’Etat tunisien en la matière.
Il est vrai que l’expression « sa religion est l’Islam » est ouverte à l’interprétation. Pour certains, c’est le signe d’une religion d’Etat en Tunisie, tandis que pour d’autres, il s’agit simplement d’une référence à une identité culturelle nationale…
Aujourd’hui, la volonté de remettre en cause la place de l’Islam dans l’ordre politico-juridique dessine la perspective d’un Etat laïc en Tunisie. Mais en quoi consiste la laïcité ?
La laïcité signifie d’abord la neutralité religieuse de l’État, c’est-à-dire son impartialité à l’égard de toute organisation religieuse et toute croyance religieuse : il n’a pas de religion. Une neutralité qui n’a pas d’impact sur la liberté de conscience et de religion des individus, au contraire : l’Etat doit en être garant.
Autrement dit, la laïcité repose sur un principe de séparation des religions et de l’État, une séparation organique et financière.
« Aujourd’hui, la volonté de remettre en cause la place de l’Islam dans l’ordre politico-juridique dessine la perspective d’un Etat laïc en Tunisie ».
La neutralité confessionnelle de l’État s’apparente à la fois à une absence de doctrine confessionnelle professée par l’État (une impartialité garante de l’égalité des religions devant la loi), à l’autonomie de l’ordre juridique étatique (dans ses fondements-sources) et de la puissance publique (aucun culte ne peut et ne doit avoir d’influence sur ses décisions) par rapport aux doctrines-prescriptions religieuses.
L’impératif de non immixtion ou de non interférence est réciproque : l’Etat est tenu de respecter l’organisation/ordre interne des Eglises. La neutralité de l’État oblige l’ensemble de ses démembrements, quel que soit le statut des personnes qui les font agir.
Les États laïques ne correspondent à un bloc monolithique : il existe diverses « configurations laïques » et différents « idéaltypes de laïcité ». Le degré de dialogue et de coopération entre les Églises et l’État, la formalisation juridique des principes, droits et libertés constitutifs de la laïcité varient selon les contextes nationaux.
La « laïcité de l’État » recouvre ainsi différentes significations alternatives ou cumulatives : la laïcité caractérise l’État qui ne professe ni ne favorise ou discrimine aucune religion particulière. La laïcité caractérise l’État dont l’ordre juridique présente un haut degré d’autonomie par rapport aux règles juridiques religieuses et la laïcité de l’État caractérise une formule particulière de relations des religions avec l’État que l’on appelle en général ‘séparation stricte’.
Est-ce que la Tunisie est prête à rejoindre la famille des Etats laïques ? C’est au peuple tunisien qu’il reviendra de trancher, en sa qualité de souverain …