Le professeur Sadok Belaid, président coordinateur du Comité consultatif pour la nouvelle République, a sommé une brigade de 42 volontaires d’humeur aventureuse, qui soutiennent le processus du 25 juillet dans un pays traversé par une grave crise de gouvernance politique, de lui proposer en deux pages et dans un délai n’excédant pas les 72 heures leurs visions et leurs conceptions du pays pour les quarante années à venir et comment cette expédition lointaine pourrait être traduite au niveau de la nouvelle Constitution.Rompez !
Dans ce contexte d’effritement de l’État, être porté déserteur n’empêche pas d’incarner des choix de comportement et des attitudes que valorise une large part de la société. Les protagonistes du refus du sacrifice des institutions publiques sur l’autel de l’opportunisme représentent bien davantage que d’affreux insoumis, réfractaires au service des armes.
Passons rapidement sur le thème de la première page censée traiter de la révision constitutionnelle confiée aux bons soins du Professeur Sadok Belaîd et de sa commission appelée à donner une nouvelle cohérence à l’édifice constitutionnel brinquebalant élaboré en 2014. Celui-ci se voulait à l’époque fondateur d’une démocratie représentative promise à un bel avenir : omnipotence du parlement, responsabilité du gouvernement devant l’Assemblée des représentants du peuple et surtout le dépouillement du chef de l’État,élu au suffrage universel, de toute prérogative qui pourrait le transformer en draconien, potentat et roi absolu. Une manière pour les pères fondateurs de réduire à néant toute velléité de retour à la personnalisation du pouvoir et sa tyrannie.
Mais ce qui est écrit, fût-ce sur un parchemin, ne vaut que par l’application. Béji Caïd Essebsi a su composer avec le nouveau régime par une sainte alliance avec les islamistes tout en faisant prévaloir sa propre vision quasi monarchique de la Constitution comme seul dépositaire, autant que faire se peut, du pouvoir exécutif.
Pendant ce temps, l’ARP fourmillait de témoignages illustrant le comportement de provocateurs sans scrupules, de souteneurs d’Ennahdha au passé plus que douteux qui accablent d’intolérables injures tous ceux qu’ils considèrent comme ayant un avis différent du leur.
Jusqu’au 25 juillet 2021, les débats parlementaires n’étaient rien de plus que les joutes qui se répondent d’un camp à l’autre où se succèdent les cris d’indignation, les critiques virulentes, les contestations, les empoignades, les propos calomnieux voire une gestuelle inappropriée. C’est, parait-il, le dogme de l’infaillibilité du suffrage universel qui le veut.
Kaïs Saied, qui a hérité d’un pays en déliquescence, rongé par la corruption, épuisé et anémié par une décennie de mainmise des islamistes sur toutes les institutions, avait estimé que la Constitution de 2014 était mal taillée pour lui, qu’elle étriquait son action au détriment des intérêts du peuple et de sa souveraineté. Il décide alors de confectionner une nouvelle qui lui accordera une place de premier rang et lui donnera sinon les pleins pouvoirs du moins d’importants pouvoirs qu’il exercera en toute autorité.
La Constitution est la référence majeure de la vie politique, le fondement de toute activité en société et le gage de stabilité institutionnelle, politique, économique et sociale. C’est elle qui permet la régulation de conflits politiques car gouvernants et gouvernés y trouvent les références qui, clairement énoncées, tiennent lieu de règles fondamentales de conduites, tant sociales qu’individuelles, substituant la discussion à la bataille, le dialogue aux invectives, les arguments aux coups de poings, le résultat des scrutins à la supériorité des dénonciations, la loi de la majorité à la loi du plus fort.
Le désordre institutionnel par lequel est passé la Tunisie, n’a pas manqué d’affecter durablement la citoyenneté tout en accélérant la faillite du sens civique et de la morale individuelle.
Lorsque les manipulations stratégiques et les calculs partisans se substituent aux règles de l’éthique, les principes de gouvernance périssent et les citoyens redeviennent des individus isolés dans une république victime de ses travers. Or, rien n’indique que la nouvelle version réalisera une évolution significative dans le comportement des acteurs politiques et dans leur perception d’une nouvelle Constitution, qui plus est, s’avère d’ores et déjà largement contestée ou rejetée.
Quant à l’UGTT, elle poursuit son bonhomme de chemin quant à ses rapports avec l’État en rejetant toute collaboration alors qu’elle en est le partenaire.La Centrale syndicale s’est installée depuis onze ans dans la contestation systématique de toute option politique ou économique encouragée en cela, il est vrai, par des gouvernements frileux dont la ferme autorité s’estompe et s’embrume jusqu’à l’abdication. C’est un tantôt oui, tantôt non qui se termine TOUJOURS par un oui contraint et forcé en faveur de l’UGTT.
Aujourd’hui, en l’absence d’institutions représentatives, l’intervention syndicale est devenue par définition inévitablement quotidienne, revendicative, sans cesse confrontée avec la stratégie gouvernementale. Son Secrétaire général est devenu l’intendant des allégeances vers lequel accourent tous les opposants à Kaïs Saied, tous les dénonciateurs du « coup d’État » et tous les orphelins de la démocratie représentative qui, s’ils ne lui font pas le baisemain lui lèchent les bottes.
Noureddine Taboubi incarne plus que jamais une force d’opposition aux pouvoirs exorbitants, se substituant au gouvernement, contrariant toute réforme sociale et économique, rejetant tout dialogue constructif.
Pour nos valeureux soldats, la seconde ligne de front, zone totalement inoccupée, leur permet d’échapper au stress des combats juridiques sur le droit d’être ou de ne pas être, de faire ou de ne pas faire et de passer l’autre moitié des 72 heures à s’adonner aux rêveries d’avenir et de lendemains qui chantent.
La Tunisie à l’horizon 2064, esquissée dans une unique page ? Sérieux ? C’est pourtant l’ambition du professeur Sadock Belaid. L’intention, qui est toujours bonne, est de vouloir régler tous les problèmes aussitôt rencontrés. Sans vouloir être méchant, cette commission aurait ainsi tout l’air d’une réunion de voyants et autres diseurs de bonne aventure qui croient posséder le pouvoir mental d’annoncer l’avenir aux gogos que nous sommes. Chacun des 42 extralucides arrivera à coup sûr muni de son texte décrivant un voyage dans l’imaginaire. Certes, les nécessités et les contraintes du monde d’aujourd’hui font que l’État sera de plus en plus contraint à voir loin afin d’introduire à temps d’importantes modifications dans de nombreux domaines. Mais dans le long terme, on ne peut pas prévoir par extrapolation mais par l’anticipation en vue de diriger l’activité sociale vers des fins qui concourront au bien-être de l’Homme. Or dans ce présent si incertain, si imprévisible et si complexe tout est de l’ordre des priorités à gérer d’urgence.
Mais faisons comme si. Par quel bout commencer ? Les problèmes de la globalisation des échanges ? Les transformations exponentielles du numérique ?L’éducation publique de plus en plus défaillante qui a cessé d’être l’ascenseur social qu’elle fût ? La santé à deux vitesses et l’exode des centaines de médecins formés grâce à l’argent public. L’absence de politique de l’environnement urbain et la pollution des sols ?Le stress hydrique ?L’indépendance énergétique ?Les facteurs limitant chaque jour davantage la quantité et la qualité sanitaire des denrées alimentaires consommées ?
Au même moment, l’espace public est toujours entièrement occupé, de part et d’autre, par un langage guerrier plus encore que patriotique.
Attendu l’immensité des incertitudes et l’ampleur des problèmes à résoudre, cette commission ne sera tout au plus qu’un canevas de spéculations pour les quarante prochaines années : il ne s’agit pas de prédire l’avenir, mais de décrire les avenirs possibles. La méthode est complexe, mais eu égard au profil des participants et de leur respectable président, il s’agit avant tout d’élaborer de façon succincte des scénarios mettant en évidence les défis à relever. Lesquels ? Il ne faut pas être devin pour les nommer : croissance,emploi, justice,sécurité, etc. Mais pour asseoir tout ça sur des bases satisfaisantes, il faut d’abord un pays en paix avec lui-même et un personnel politique qui, face aux enjeux de toutes natures, aura les moyens d’exercer son activité dans les conditions d’indépendance et de sérénité indispensables à la réflexion.
Des questions qui se posent avec force, car il ne s’agit plus de choisir un modèle de société, de construire ou de réformer, mais de déterminer ce qu’il s’agit de sauver pour survivre, sauvegarder le peu qui reste et de quelle façon. En somme, comment gouverner dans un tel contexte ? Quels sont les pas concrets à faire ? Les mesures prioritaires à prendre ? Ces questions, essentielles pour toute action relative aux modalités de la reconstruction au vu des dégâts infligés au pays, demeurent malgré tout sans réponse, occultées et qui témoignent d’une précarité et d’un flottement de pensées bien regrettables.