L’UGTT était-elle bien inspirée de décréter la grève générale dans les entreprises publiques, suivie comme par enchantement par la Fonction publique ? Ses revendications, pour légitimes qu’elles soient, sont pourtant solubles dans un dialogue difficile certes, mais possible. Loin de toute velléité de rupture. Et de solution extrême. L’irréparable n’était pas la seule option possible quand bien même l’exécutif et la centrale ouvrière étaient en lutte ouverte, dans des logiques d’affrontements. Mais on ne fait monter la tension que pour mieux s’accorder sur d’éventuels compromis.
C’est tout l’art de la négociation. Faisceau de malentendus, ou vents de discorde ? Seraient-ils si forts au point de provoquer une rupture ? Les insinuations outrancières, l’escalade verbale qui tourne à l’invective venant d’on ne sait où, mais dont on doit s’alarmer, ont envenimé et perverti le fil de la raison. Elles ont ainsi coupé la voie à un compromis, qui serait historique. Il y a comme un air malsain qui flotte sur le pays. Un climat des mauvais jours qui ne présage rien de bon. Ils ont fait perdre à la centrale ouvrière sa sérénité, et son sens de la retenue. Elle est tombée à son tour dans le piège de l’excès, de la démesure, de la déraison et de l’absurde.
Responsabilité partagée certes. A cette précision près que le gouvernement ne peut ni ne doit s’engager sur un accord qu’il serait dans l’incapacité d’honorer. Avant d’être aussitôt rattrapé par la réalité : une inflation galopante, des finances publiques exsangues, une économie qui donne à peine des signes de vie, une armée de chômeurs et d’employés précaires qui n’est pas loin de déterrer la hache de guerre. L’UGTT, instruite par le passé et rompue à l’art de la négociation, ne peut l’ignorer, si elle veut donner plus de crédibilité à ses revendications.
Faut-il qu’on en arrive à l’impensable, alors que le pays est à l’agonie et menace de sombrer davantage sous l’effet du désordre mondial ? Une grève brutale, sans discernement, qui frappe au cœur de l’État et jusqu’au fondement de l’économie nationale, pour quoi faire ? Et comment oser parler le jour d’après au pays, rayé la veille de l’écran radar de l’économie-monde ? Les responsables syndicaux crient victoire. De quelle victoire s’agit-il, si ce n’est celle à la Pyrrhus, pour avoir paralysé le pays à l’image déjà écornée ? Un pays qui n’a plus son destin en main, qui dépend pour sa survie de l’aide internationale.
L’UGTT et ses cadres dirigeants doivent se garder de pousser l’indécence d’afficher ostensiblement le moindre signe triomphal, qui met la population en émoi et qui les condamnerait à jamais. Eux non plus ne doivent pas persister dans le déni, au risque de se couper des préoccupations nationales et de s’attirer l’hostilité du pays.
Qui ne le sait ? Les fonctionnaires et les employés des entreprises publiques, qu’elles soient en activité réelle ou fictive ou à l’arrêt, ne sont pas les moins bien lotis des salariés. Ils bénéficient, par rapport à la moyenne nationale – sans parler des sans-emploi dans le dénuement total et qui sont légion – de privilèges, en dépit de la dureté des temps. Ils constituent une sorte d’aristocratie ouvrière, comparés au statut des salariés du secteur privé. Ils ont certes des raisons de se plaindre, mais moins que beaucoup d’autres. Quand ils appliquent à la lettre les consignes de grève générale, c’est la colonne vertébrale du pays qui se fige. Qu’est-ce à dire, si ce n’est qu’ils font usage – inconsciemment peut-être – de l’arme de destruccrochage de l’économie nationale, reléguée aujourd’hui au plus bas des économies à risque. Elle doit se regarder dans la glace pour se rendre compte de l’inanité et de la vanité de son action. Notre modèle économique – tant décrié – et social est à bout de souffle, asphyxié, plombé qu’il est par l’hypertrophie des effectifs des fonctionnaires et le naufrage des entreprises publiques, devenues d’incontrôlables machines à distribuer des salaires qu’elles ne génèrent plus. Un grand nombre d’entre elles se sont fait pour seule spécialité de détruire de la valeur qu’elles sont censées créer. De vraies machines à perdre, soutenues jusqu’à épuisement des finances publiques par l’État, qui se charge de combler les déficits et les défaillances en tout genre. Au prix d’une dangereuse saignée des contribuables, entreprises privées en tête, dont on mesure aujourd’hui les stigmates au vu des chutes des investissements. Ce mode de gouvernance publique fait mourir à petit feu des pans entiers d’entreprises privées, victimes d’une fiscalité confiscatoire aux seules fins de maintenir en vie, au mépris de toute rationalité économique, des entreprises publiques qui ne le devraient plus. Ultime provocation : on a peine à imaginer un tel zèle des grévistes, sauf à vouloir nous rançonner davantage ou précipiter le déclin pour toujours de l’économie nationale.
700.000 fonctionnaires quand il faut moins de la moitié pour assurer des prestations publiques de meilleure qualité que celles dont on nous accable aujourd’hui. Comble de dysfonctionnement : il y a pléthore là où il ne faut pas et pénurie dans des secteurs vitaux : santé, recherche… Le corps de la Fonction publique est anormalement hypertrophié, sans commune mesure avec le reste de l’économie. La masse salariale s’élève à plus de 40% du budget, pas loin de 17% du PIB. Du jamais vu, même si les niveaux des salaires prêtent à discussion. La suite coule de source : déficit budgétaire abyssal, endettement insoutenable, déclin des investissements publics d’avenir… Une telle configuration mène tout droit à la faillite. Les entreprises publiques, naguère cœur battant de l’économie nationale, ont moins besoin de grève que d’un électrochoc, d’une véritable remise à plat, d’une profonde transformation suivie d’un plan social. Elles ont l’obligation de négocier de nouveaux positionnements stratégiques, de retrouver une certaine forme d’agilité et d’atteindre des niveaux de productivité de standards mondiaux, seuls garants de leur pérennité.
L’UGTT n’est pas sans le savoir. D’autant plus qu’elle est à la fois un pilier incontestable de l’indépendance et de la souveraineté nationale, un acteur majeur de la paix et de la cohésion sociale et un partenaire incontournable. Elle a, de ce fait, vocation sinon l’obligation d’impulser la dynamique de développement sans laquelle il ne peut y avoir d’avancées en matière d’innovation économique et sociale. Autant de raisons pour ne pas se laisser entraîner dans de vaines et coûteuses surenchères, qui jettent le trouble et nourrissent l’incompréhension. On ne peut exiger d’elle qu’elle se mette en retrait ni à l’écart de la politique. Elle a le droit et sans doute aussi le devoir de faire entendre sa voix et d’exprimer ses choix politiques, ainsi qu’elle l’a fait par le passé. Elle est habitée et investie par un idéal politique qu’elle porte au plus profond d’elle-même. C’est son ADN. Pour avoir été en première ligne de tous les combats pour l’indépendance et, plus tard, pour l’émancipation nationale et les libertés, au prix d’énormes sacrifices. Mais il est des lignes de démarcation qu’elle ne peut transgresser.
A croire que l’Histoire est un éternel recommencement. A un peu plus d’un mois de l’organisation du référendum au sujet de la future Constitution pour une nouvelle République, l’UGTT persiste et signe. Et défend bec et ongles son territoire menacé d’invasion, comme en 2012, par la cohorte de l’islam politique. Elle reste dans son rôle et est en droit de le faire. A condition de ne pas se servir de l’économie nationale comme bouclier humain.
L’UGTT a le droit de s’exprimer, de revendiquer dans les limites du possible autrement qu’en prenant en otage l’avenir du pays. Il y a mieux à faire pour sauver les entreprises d’État et redorer le blason de la Fonction publique qu’un mouvement de grève, du reste improductif, quand tous les voyants politiques et économiques sont au rouge vif.
L’UGTT ne doit pas jouer à qui perd gagne. Même si à ce jeu, c’est tout le pays qui s’enfonce au final dans les marécages de la stagflation et du déclin. Le 16 juin 2022 ? Mieux vaut ne plus en parler. Une grève au goût de cendres. Qui ne semble pas incommoder au plus haut point l’exécutif, qui pourrait même être tenté de spéculer sur d’éventuelles fissures de la citadelle ouvrière. Et plutôt que d’alimenter les rancœurs, l’amertume et les divisions des uns et des autres, mieux vaut tourner au plus vite la page et y voir un authentique prétexte de réconciliation. Le pouvoir exécutif a suffisamment de force de caractère pour tendre de nouveau les bras à l’UGTT. Les partenariats les plus sûrs, les plus sincères et les plus durables naissent de ce genre de situation d’origine conflictuelle. Seuls les grands hommes et femmes d’État ont cette capacité d’infléchir le cours de l’Histoire, de restaurer la confiance, de sauvegarder ou préserver la concorde nationale et la paix sociale. Sans quoi le pays va droit à sa perte, plus vite et plus tôt qu’on ne le croit. Le pire qu’il y a à craindre serait de jeter le bébé avec l’eau du bain.