La Tunisie est importatrice de nombreux produits alimentaires et particulièrement de blé (tendre et dur) et d’huiles végétales. La guerre entre la Russie et l’Ukraine, gros exportateurs de ces produits a perturbé le commerce international et mis sous pression les marchés des aliments, de l’énergie et des matières premières.
Dans le cadre de ses entretiens avec le FMI, la Tunisie propose un ensemble de réformes censées améliorer la situation socio-économique du pays. En matière d’agriculture, le gouvernement propose d’atteindre, dès l’année prochaine, notre autosuffisance en blé dur.
Pas plus tard que samedi 11 juin 2022, lors du démarrage de la saison de la moisson à Béja, Monsieur le Ministre de l’Agriculture a exposé de nouveau quelques éléments de la « Stratégie Autosuffisance Blé Dur » (SABD). La SABD proposée se base sur une extension des superficies destinées au blé dur de 600 000 ha à 800 000 ha en même temps qu’une augmentation du prix (de base plus bonifications et primes) de l’achat chez le producteur en passant de 100 TND/q à 130. Le gouvernement s’engage également pour une meilleure organisation de la vulgarisation, la fourniture des intrants nécessaires et l’amélioration des conditions de collecte des céréales.
Consommation des céréales
Les céréales (blé dur et blé tendre) représentent la base alimentaire du Tunisien. La consommation tourne autour de 250 kg de blé, avec un peu plus de blé dur que de blé tendre/habitant/ an. L’orge est l’aliment préféré des éleveurs pour nourrir leurs animaux. Avec le son, il représente l’aliment de sauvegarde principal pour aider les éleveurs à entretenir leur cheptel durant les périodes de sécheresse.
Le besoin total en céréales est estimé à 40 millions de quintaux répartis en 15 millions de blé dur, 12 millions de blé tendre et 13 millions d’orge. Ceci sans compter le maïs importé par les usines d’aliment du bétail pour la fabrication du concentré destiné aux volailles et vaches laitières et qui est estimé à 10 millions de quintaux.
Production des céréales
La culture des céréales en Tunisie est essentiellement pluviale. Les superficies de blé cultivées en irrigué ne dépassent pas 60 000 ha (sur une superficie totale de 450 000 ha). La superficie emblavée varie en fonction de la pluviométrie. Elle peut aller de 2 millions d’ha lors d’une année pluvieuse à 1 million d’ha en année de sécheresse. Les conditions climatiques (surtout la quantité et la répartition de la pluie) ont une incidence directe sur les surfaces emblavées, les rendements et les superficies récoltées.
Elles ont également une incidence sur les maladies, les ravageurs ainsi que sur l’apparition des accidents comme la grêle ou la verse. Le blé est cultivé essentiellement au nord du pays où la pluviométrie dépasse les 450 mm/an. Le blé dur est la culture préférée et traditionnelle des agriculteurs, le blé tendre est très peu cultivé (les superficies réservées au blé tendre représentent à peine 1/10ème de celles du blé dur). L’orge est cultivée surtout au centre et au sud du pays. En cas d’année de sécheresse, c’est surtout la culture de l’orge qui est touchée et les emblavures sont beaucoup moins importantes qu’en année pluvieuse.
Le réchauffement et le dérèglement climatiques observés ces dernières années ont entrainé un déficit pluviométrique important, surtout au centre et au sud du pays. Une situation de sécheresse flagrante s’est déclarée, avec un manque important de ressources hydriques et fourragères au niveau des parcours naturels, et de graves incidences sur les cultures et le cheptel. Les surfaces emblavées en céréales ont été fortement impactées et réduites. Elles ne représentent désormais qu’1 million d’ha dont environ 0,5 million de blé dur, 0,35 d’orge et 0,15 de blé tendre.
D’une façon générale, la production des céréales ces dernières années varie entre 15 et 18 millions de quintaux répartis en 11 millions de blé dur, 4,5 millions d’orge et 1 million de blé tendre. Pour couvrir ses besoins, la Tunisie doit importer chaque année environ 25 millions de quintaux de céréales (répartis en 5, 11 et 9 respectivement de blé dur, d’orge et de blé tendre). Les rendements restent faibles: 17 à 20 q/ha pour le blé et seulement 10 pour l’orge. Dans les parcelles irriguées, le rendement du blé n’est que de 35 q/ha.
A propos de la stratégie blé dur du ministère
Comme indiqué précédemment, nos besoins en blé dur sont estimés à 15 millions de quintaux/an. La stratégie prévoit le passage, dès l’année prochaine, des emblavures de 600 000 ha à 800 000 ha. Le rendement prévu sera de 18 à 19 q/ha, soit le même rendement qu’actuellement. Cette stratégie pour l’autosuffisance proposée repose ainsi non sur une amélioration du rendement mais, tout simplement, sur une extension des emblavures. Elle pose deux questions :
1. Comment fait-on pour passer de 600 à 800 mille ha?
2. N’est-il pas plus judicieux d’améliorer les rendements que d’augmenter les emblavures?
Est-il possible d’augmenter les emblavures en blé dur?
La Tunisie compte une surface agricole d’environ 5 millions d’ha. Cette surface ne cesse de se rétrécir sous l’effet de plusieurs facteurs: l’érosion hydrique et éolienne, la sécheresse, le surpâturage, la salinité de l’eau d’irrigation et l’usage inapproprié d’engrais et de produits chimiques.
L’extension des villes et la transformation de terres agricoles en parcelles destinées à la construction ont aggravé la situation et réduit considérablement le périmètre rural. Les ceintures vertes qui entouraient jadis la capitale et les grands centres urbains ont complètement disparu pour laisser la place à des constructions et œuvres en béton et à des routes en asphalte.
Les surfaces réservées aux céréales sont passées de 1,5 million d’ha il y a quelques années à 1 million d’ha. Des terres à céréales ont été plantées en oliviers et arbres fruitiers et les périmètres irrigués sont passés en quelques années de 80 000 ha à 450 000 ha. L’année dernière, les surfaces récoltées en céréales ne représentaient que 800 000 ha.
Avec le réchauffement climatique, il est difficile d’envisager une augmentation des surfaces agricoles. Tout au plus, on ne pourra qu’essayer de garder le potentiel actuel. De la sorte, il serait difficile de trouver les 200 000 ha à convertir en blé dur prévus par la SABD, si ce n’est aux dépens d’autres cultures comme le blé tendre (ce qui va aggraver encore notre déficit) ou les légumineuses (déjà peu pratiquées alors que leurs intérêts agronomiques et nutritionnels ne sont plus à démontrer). Il est peu probable que le blé dur puisse remplacer la culture de l’orge, celle-ci étant d’une part cultivée au centre et au sud du pays; et d’autre part, la demande pour l’alimentation du bétail est importante, les prix sont libres et la culture semble rentable.
Par ailleurs, encourager la culture du blé dur et pousser à étendre cette culture risque d’amener les agriculteurs à faire essentiellement du blé sur blé et d’abandonner la rotation des cultures et l’assolement. Au risque d’appauvrir le sol, de l’épuiser et de le dégrader. L’usage abusif des engrais chimiques pour augmenter la rentabilité de la culture risquerait d’aggraver la situation.
La recherche agricole brille par son absence
La SABD proposée ne fait nullement allusion à la recherche scientifique. Elle insiste sur la restructuration de la vulgarisation (ce qui est excellent), l’approvisionnement en intrants (semences, engrais chimiques) et le développement des capacités de stockage. Cela semble un peu bizarre du fait que le ministre de l’Agriculture est un enseignant-chercheur et qu’il était le président du Système de recherche et d’enseignement supérieur agricoles. Le président de la République et la présidente du gouvernement sont également des enseignants-chercheurs. Est-ce à dire que le gouvernement n’est pas convaincu par la recherche agricole et qu’il ne croit pas à l’apport de la recherche pour le développement de notre agriculture?
Peut-on arriver à l’autosuffisance en blé dur par une amélioration des rendements?
En considérant une superficie de 600 000 ha réservée à la culture du blé dur et en vue de la production de 15 millions de quintaux, le rendement devrait être de 25 q/ha. Actuellement, le rendement moyen se situerait entre 19 et 20 q/ha. La marge de progrès n’est pas énorme, elle est tout à fait envisageable. Cela suppose toutefois un paquet de mesures accompagnatrices pour atteindre l’objectif. Les mesures prévues par la SABD en matière de vulgarisation sont importantes pour amener les acquis scientifiques et techniques aux agriculteurs d’une façon simple et pragmatique. Surtout que notre agriculture repose sur de petites exploitations tenues par des agriculteurs âgés et peu instruits. Ces agriculteurs pratiquent une agriculture traditionnelle qui repose sur peu d’intrants et peu de moyens.
Ils sont également peu ouverts aux nouvelles techniques et au progrès et pratiquent généralement de la monoculture, du blé sur blé. Il n’est plus nécessaire de démontrer que la rotation des cultures est indispensable pour rompre le cycle biologique des mauvaises herbes et des nuisibles. Elle permet également de reconstituer le sol et d’améliorer ses réserves. Les protéagineux permettent d’enrichir le sol en azote accumulé dans les rhizobiums racinaires et représentent un bon précédent cultural pour le blé. Le colza, introduit depuis les années 2000, présente de nombreux avantages sur les plans agronomique, structure du sol, environnemental et économique. C’est également un excellent précédent cultural qui permet une amélioration de la production du blé qui suit le colza pouvant atteindre, dans certains cas, jusqu’à 20%.
Sur le plan national, le colza présente un double intérêt en tant que plante oléagineuse pour la production d’une huile de qualité, et par le tourteau issu de la trituration des graines, riche en protéines et acide aminés essentiels, fort important pour la fabrication des concentrés et l’alimentation du bétail.
Quelques voies d’amélioration
Les dernières crises qui ont secoué et bouleversé le monde et son organisation politique et économique ont démontré la nécessaire sécurité alimentaire et l’importance de l’agriculture comme élément de notre souveraineté nationale. Une bonne stratégie pour le développement de notre agriculture est indispensable. Elle doit être complète et inclusive. Parmi les points importants, on peut signaler ce qui suit :
– Nos ressources hydriques sont mal utilisées et les pertes dans les installations et le réseau d’irrigation sont énormes. Il y a lieu de rationaliser l’utilisation de l’eau et de pratiquer des cultures peu exigeantes. La reconversion de certains périmètres pour la culture irriguée du blé dur, ou avec une irrigation complémentaire, permettrait une meilleure productivité. Moyennant 75 q/ha, 200 000 ha irrigués permettraient de couvrir tout notre besoin en blé dur.
– L’avenir de notre agriculture repose sur la connaissance scientifique et l’innovation. Aussi importante que la vulgarisation, la recherche agricole doit être soutenue et appuyée afin de trouver les solutions appropriées aux nouvelles problématiques posées par le contexte climatique (changement, dérèglement et sécheresse) et un cadre mondial géopolitique et économique instable et en crise. La sélection de variétés locales adaptées, productives et résistantes aux maladies et ravageurs, la définition de paquets technologiques appropriés (dates et densité de semis, fertilisation, désherbage, lutte contre les ennemis et ravageurs…), des études sur l’irrigation, la qualité, l’économie, la réduction des pertes tout au long de la chaine des valeurs… représentent des thématiques importantes pour atteindre l’objectif d’autosuffisance.
– La bonne utilisation du capital foncier, surtout domanial: plus de 500 000 ha (dont 185 000 gérés par l’OTD, près de 150 000 ha par les UCPA et le reste par des SMVDA, des organismes publics ou loués aux privés) sont mal gérés. Ces terres, mises jadis à la disposition des colons et récupérées en 1964, représentent les meilleures terres du pays. La gestion de ces terres se trouve handicapée par un système archaïque, bureaucratique, centralisé et administratif. Ces exploitations ont été longtemps considérées pour leur aspect social et se trouvent généralement avec une pléthore de personnel peu efficace. Le peu de moyens matériels mis à la disposition de ces exploitations limite l’investissement et la rénovation des équipements agricoles vétustes, qui datent parfois du temps du colon.
– La vigilance et la lutte contre les incendies sont très importantes. Chaque année, de grandes quantités de céréales sont détruites soit d’une façon accidentelle, soit d’une façon criminelle. La sécheresse et les crises politiques ne cessent d’aggraver cette situation qui devient de plus en plus intolérable face aux dégâts occasionnés par ce fléau. Un plan anti-incendie en milieu agricole doit être élaboré, avec les moyens nécessaires humains et matériels. L’éducation, la vulgarisation et la formation des agriculteurs et du citoyen d’une façon générale doivent être prévues pour prévenir les incendies et agir rapidement.
(Cet article a été publié dans le numéro 847 de L’Economiste Maghrébin du 22 juin au 6 juillet 2022- Disponible dans les kiosques).