Installons-nous dans la configuration sereine d’un référendum, une toute prochaine consultation capitale qui serait gratifiée par un oui massif, d’une Constitution toute neuve et salvatrice accueillie sans réserve et d’un président réélu par une majorité confortable, prolongeant ainsi son séjour à Carthage par un mandant supplémentaire.
Il n’y aurait-il pas là de quoi se réjouir de ce référendum ? Rien n’est moins sûr ! Il restera toujours le souk des prochaines législatives comprenant les partis politiques rescapés du 25 juillet 2021 qui continueront à susciter la défiance, la course à la création de nouveaux mouvements politiques peu représentatifs et la mise en place d’autres mécaniques toutes aussi rudimentaires appelées à exercer le pouvoir à tout prix sans produire pour autant de nouvelles offres politiques, car sans ancrage local, sans représentativité sociale, qui ne sont ni des creusets idéologiques ni des intellectuels collectifs.
Le pouvoir exécutif étant désormais entièrement aux mains du président de la République, les députés les moins représentatifs d’un peuple ou d’une fraction de celui-ci, les autorisant à s’entretenir en son nom, seront élus par les militants les moins dotés en capital culturel et passeront les cinq prochaines années à entretenir le spectacle de déshérence de la pensée politique.
Ce défaut de représentativité, qui revient consacrer à nouveau les principes de souveraineté du peuple, devenu la marque de fabrique du paysage politique depuis l’époque de l’ANC, s’est constitué en un ordre souverain, prenant le masque et la plume de la volonté générale. Allant jusqu’à octroyer aux représentants du peuple tous les pouvoirs et ses dérives. Allant de la corruption flagrante au recours à la castagne comme mode de délibération.
Pendant plus d’un demi-siècle, la Tunisie s’est distinguée par un régime à vocation de parti unique, aux pouvoirs exorbitants, contrôlant tous les secteurs de la vie politique, sociale et économique, s’identifiant à la Nation toute entière car supposé traduire à lui seul la volonté du peuple.
« Le pouvoir exécutif étant désormais entièrement aux mains du président de la République, les députés les moins représentatifs d’un peuple ou d’une fraction de celui-ci, les autorisant à s’entretenir en son nom, seront élus par les militants les moins dotés en capital culturel ».
Depuis janvier 2011, ce parti, qui ne tolérait aucun rival, même minoritaire, a disparu à jamais de la scène politique. Même si un vague et lointain relent reste entretenu par l’une de ses anciennes passionarias.
Répondant à l’appel du vide, plus d’une soixantaine d’organisations politiques se sont aussitôt précipitées pour se constituer sur la base, pour la plupart, de leur seule opposition passée au régime déchu.
Généralement, soit un parti politique est reconnu pour les valeurs qu’il partage avec ses sympathisants, ou parce qu’il est nanti d’un passé prestigieux, ou dirigé par un chef incontesté. Soit parce qu’il est doté d’un programme qui séduit, ou d’une philosophie capable de forger son unité, d’une doctrine ou d’un corps d’idées organisées susceptibles de mettre les masses en mouvement, de leur fournir un symbole d’unité et permettre à l’opinion de faire son choix.
Or, qu’avons-nous observé depuis ? Au-delà de leurs appellations, où n’arrêtent pas de se mélanger, dans toutes les combinaisons possibles, les vocables de liberté, travail, union, front, social, libéral, socialiste, démocratique, islamique, populaire, d’avenir et de renouveau, progressiste, ouvrier, républicain, tunisien, ou maghrébin ?
Au-delà des sigles qui les rendent encore plus abscons, ces partis censés être les principaux vecteurs d’une représentation organisée, se sont révélés, pourtant, et pour la plupart d’entre eux, de minuscules organisations reconverties dans la politique. Généralement, ils sont sans enracinement dans la population, sans programme précis, sans expérience politique, sans culture de gouvernement, sans implantation régionale. Et maniant à tout bout de champ les termes de démocratie et de révolution.
En somme, des partis de la page blanche, élaborant leurs idées politiques sur une identité historique ou mythique, sur une dissidence ou une transhumance. Et pour qui l’enjeu réside plus dans l’accession au pouvoir que dans la défense de l’intérêt général et la consécration des valeurs de modernité, de liberté et de justice, prônées vigoureusement par les manifestants du 14 janvier.
« Plus d’une soixantaine d’organisations politiques se sont aussitôt précipitées pour se constituer sur la base, pour la plupart, de leur seule opposition passée au régime déchu ».
Quant aux marchands de dieu, qui avaient fait de la promesse du paradis pour tous leur fonds de commerce, ils avaient réussi pendant dix ans à faire pire que leurs prédécesseurs de l’ancien régime.
Toute cette engeance de marchandeurs, d’arrivistes, d’hypocrites, de mystificateurs et d’égocentriques, ces princes des marais boueux de la ville, formaient la seule espèce qui n’a pas besoin d’engrais, d’être irriguée ni cultivée pour pousser. Des roseaux grands et forts, mais CREUX.
Dans ce marché du politique, le parti unique d’antan, PSD ou RCD, avait colonisé l’État pour en faire le lieu unique de transaction et de représentation dans la mesure où il y détenait une position dominante.
Le démantèlement de ce monopole institutionnalisé a ouvert la voie à la constitution d’un marché informel du politique. Aujourd’hui, plus de 200 partis de camelots dûment autorisés proposent leurs étalages, à la manière des fameux vendeurs à la criée, à des chalands désemparés ou désabusés.
Certains articles sont de qualité douteuse, d’autres portent la marque d’idéologies périmées, de doctrines contrefaites, de convictions incertaines, ou de conceptions éculées ; d’autres systèmes continuaient à porter le label halâl.
Dans ce supermarché du vote, où tout se mêle néanmoins, sans ordre ni agencement, l’acheteur se trouve face à des options qui mettent en concurrence des préférences contradictoires qui risquent, à terme, de réduire l’exercice de sa citoyenneté à une dimension psychoaffective plutôt qu’à un choix raisonné.
On optera pour tel parti parce qu’il rassure par ses intentions libérales ou pour le charisme de son dirigeant. On s’opposera à tel autre parce qu’il inquiète par son ambiguïté. Et on rejettera le troisième parce qu’il rêve encore d’une révolution prolétarienne.
« Le parti unique d’antan, PSD ou RCD, avait colonisé l’État pour en faire le lieu unique de transaction et de représentation dans la mesure où il y détenait une position dominante ».
Ainsi, d’une situation de monopole, où un seul offreur faisait face à de nombreux demandeurs, on est passé à la situation inverse, et fort rare, où un seul demandeur fait face à un grand nombre de vendeurs. Ce trop-plein de marchands n’est pas forcément l’indice d’une prospérité économique des marchés. De même que la pléthore de partis, dont la plupart ne comptent que les membres des familles de leurs leaders comme militants, et qui ne sont porteurs d’aucun projet de société, n’est pas la preuve d’une culture démocratique.
Cette dérégulation extrême du marché politique a fini par hâter le désintérêt de la population vis-à-vis de la chose publique. Rendant absurde le jeu démocratique, en faisant profiter à terme le parti le mieux nanti et le plus organisé. Ce qui ne veut pas dire le plus libertaire ou le plus intègre.
Dans l’histoire des démocraties émergentes, il y a toujours un AVANT et un APRES. Un avant, encore vif dans les esprits de ceux qui perdent pied dans cette liberté imprévue et qui en arrivent à regretter le puissant autoritarisme de l’ancien régime; même s’ils n’en avaient tiré que des dividendes fictifs.
C’est également l’avant de la nostalgie tenante de tous ceux qui se sont retrouvés subitement de l’autre côté de la glace, dans l’image renversée d’un monde dans lequel s’opposent un temps primitif idéal où la vie était plus rassurante, un présent dégradé, et un futur de plus en plus incertain qui serait encore à inventer, à concrétiser.
Il y a aussi un après. Celui-ci est incarné, pour le moment du moins, par un chef d’État réputé profondément conservateur, intègre. Suffisamment conscient et lucide pour susciter, dans un monde de chaos, un nouvel élan vers un idéal d’ordre et de sécurité et de tisser des liens entre les Hommes dans un pays qui reste à pacifier.
Si le politique est un monde de tensions réelles, la politique est souvent un monde où prime la parole. Non plus celle de la langue de bois, apanage des régimes autoritaires; mais des débats pacifiques, organisés dans l’espace au sein de l’hémicycle entre des interlocuteurs exprimant des idées opposées. Mais la violence étant la langue des illettrés, l’équilibre se retrouve constamment compromis par la parole qui exacerbe les tensions au lieu de les prévenir.
Cette dérégulation extrême du marché politique a fini par hâter le désintérêt de la population vis-à-vis de la chose publique…
Or, en matière de délégation de pouvoir, on n’a jamais cessé d’assister en Tunisie à une utilisation frauduleuse du mot « démocratie » par tous ceux qui ont intérêt à dissimuler la réalité. Dans la mesure où personne ne dirigeait plus rien : ni le peuple, ni ses représentants; ni le gouvernement, ni la société civile, et encore moins l’opinion publique.
Le pouvoir est tellement éparpillé que l’on se demande qui contrôle véritablement l’État et jusqu’à quand celui-ci tiendra-t-il. D’ailleurs l’utilisation à outrance du mot « démocratie » et la célébration permanente de sa nature libérale et parlementaire, occulte l’absence d’une telle forme de gouvernement au sens strict du terme.
Il en résulte nécessairement une situation invivable pour la population qui, au regard des prestations de ses représentants, leurs mensonges et leurs manipulations, attendaient que le pouvoir politique, qu’ils avaient un jour « délégué », leur soit restitué.
D’où la foule en liesse qui s’est emparée des villes dans la nuit du 25 juillet 2021. D’où la liquidation de ce lieu d’agitation parlementaire, que celle-ci soit entendue au sens de « régime des partis » conduisant à l’impuissance et à l’abandon; ou qu’elle s’identifie au principe délibératif en vertu duquel les dirigeants n’ont le droit de gouverner que sous le contrôle et avec l’assentiment d’une Assemblée.
Et d’’où surtout la mise en place d’un nouveau régime et un mode d’exercice personnalisé du pouvoir qui seront soumis prochainement à référendum.
En temps ordinaire, dans les démocraties parlementaires d’Occident et dans des sociétés apaisées, fondées sur l’estime et le souci d’une respectabilité morale, les débats donnent l’occasion aux hommes et aux femmes politiques de se faire valoir, de démontrer leur maîtrise du langage, en utilisant de façon alternative esquives, attaques, et tactiques de persuasion de toutes sortes.
« On n’a jamais cessé d’assister en Tunisie à une utilisation frauduleuse du mot «démocratie» par tous ceux qui ont intérêt à dissimuler la réalité ».
Or, en Tunisie, au sein du parlement comme dans les médias, l’invective laisse place à l’injure. Une forme d’expression devenue banale bien qu’insoutenable de la violence politique quotidienne.
L’espace public autant que l’espace politique sont plus que jamais le siège de ces guerres d’insultes où chacun défend violemment des opinions dont il ne veut plus démordre. Or, pour qu’un régime politique, quel qu’il soit, puisse fonctionner convenablement, il faut que les mœurs se prêtent à la tendance vers la modération et qu’elles ajoutent beaucoup à l’efficacité des règles.
Le comportement politique est un phénomène complexe qui fait intervenir des motivations variées et qu’il serait vain de ramener à un facteur d’explication unique susceptible d’être rectifié par ordonnance. Certains y voient l’instrument privilégié d’un alignement sur les comportements, les normes et les valeurs des démocraties libérales d’Occident.
Or, pour les soi-disant démocraties en transition (formelle), il n’y a pas une autonomie de la culture politique par rapport à la culture globale de la société donnée à un moment de son histoire.
« En Tunisie, au sein du parlement comme dans les médias, l’invective laisse place à l’injure, une forme d’expression devenue banale bien qu’insoutenable de la violence politique quotidienne… »
Définie à travers le prisme de l’anthropologie, la culture est l’ensemble des comportements collectifs, des systèmes de représentation, des valeurs d’une société donnée. Quant à la culture politique, elle serait l’ensemble des composantes de cette culture s’appliquant au politique. Ce qui implique que son extension peut varier d’une période à l’autre de l’histoire et d’un système politique à un autre.
En d’autres termes, les structures de sociabilité, les règles éthiques, les pratiques de la vie privée, peuvent ou non, en fonction de ces variables, faire partie de la culture politique.
Bien entendu, la référence à une humanité en marche vers le progrès ou par l’aspiration à une société laïque éclairée par les lumières de la science, reste clairement reconnue par une mince élite intellectuelle.
Or, cette culture démocratique, dont l’expression sera confiée demain aux délégués du PEUPLE (qui veut) n’a produit à ce jour que l’insécurité totale, le mépris de la loi, l’irresponsabilité généralisée, l’attentisme pesant des gouvernements, le délire des revendications, la surenchère dans la contestation des hiérarchies et l’impunité totale d’une expression en logorrhée émanant de l’élite d’un peuple acculé au voyeurisme. Tantôt embarrassé par les propos d’un tel, tantôt réjoui par les révélations sur tel autre; mais plus que jamais désespéré du spectacle malsain au quotidien que lui offrent les acteurs d’une société censée avoir été politiquement refaite.