Au commencement, un constat : depuis une dizaine d’années, la vie quotidienne des Tunisiens ne cesse de se dégrader de manière alarmante. Leur pouvoir d’achat, avec le trend haussier des prix, est en train de baisser dramatiquement.
Ces mêmes Tunisiens ne peuvent plus compter sur l’Etat pour se soigner, pour éduquer de manière acceptable leurs enfants et pour s’assurer de services publics convenables. Pis, pour la plupart, les Tunisiens concernés sont des personnes fragiles, malléables à merci. Il s’agit des analphabètes et des illettrés (chiffre officiel : 2 millions) et des 100 mille décrochés annuellement de l’enseignement sur une longue période de 30 à 40 ans. Le reste, ce sont des inactifs au sens économique : 2,5 millions d’immatures (écoliers, lycéens et étudiants), 1 million de retraités, 1 million de Tunisiens résidents à l’étranger (TRE) et 1 million de fondamentalistes radicaux qui ne croient pas au pays.
Présentée ainsi, cette configuration de la population tunisienne (11 800 000) en dit long sur « la qualité de l’Homme » dans le pays. Ceux qui sont parvenus à maîtriser un savoir-faire compétitif à l’international, ont choisi, avec leurs propres moyens, d’émigrer vers d’autres cieux plus hospitaliers.
C’est le cas de milliers de médecins, d’ingénieurs, d’universitaires et de hauts cadres qui se sont expatriés. Heureusement, en dépit de cette tendance fort malheureuse, il en reste encore un grand nombre dans le pays. La question est de savoir jusqu’à quand cela va durer.
Des gouvernants incompétents
Face à ces graves problèmes, les gouvernants, une dizaine de chefs de gouvernement et un millier de ministres, apparemment génétiquement incompétents, ont donné l’impression, dix ans durant, qu’ils portaient des oeillères. Ils ne voulaient pas regarder en face la réalité pour y remédier, prétextant maladroitement qu’ils n’ont pas eu le temps requis pour engager les réformes.
Ils se sont employés, pour perdurer, à recourir à des solutions de facilités : surendettement, report des réformes, achat de la paix sociale en créant par milliers des emplois fictifs (une aberration tunisienne), renflouement abusif de la Fonction publique par des sous emplois, clientélisme, corruption banalisée, banditisme syndical avec la trouvaille des grèves ouvertes (un autre égarement tunisien) …
Résultat : le pays est de nos jours au bord de la banqueroute. Les mêmes problèmes qui prévalaient au temps de Bourguiba et de Ben Ali sont, hélas, là, amplifiés: chômage, déséquilibre régional, iniquité sociale. Si rien n’est fait, les risques d’explosion sociale sont fort possibles. A l’horizon, les perspectives d’obtenir des facilités de paiement auprès du FMI, même au cas où ce dernier accepte de le faire, ne seraient que des palliatifs courtermistes. La faute est au système en place.
Ce système, entretenu à la faveur de procrastinations, de maquillage assassin des chiffres et de complexification volontaire des législations pour garantir leur inapplicabilité, a montré ses limites face aux calamités.
Deux évènements extrêmes ont sauvé le pays de la déliquescence
Le pic a été manifestement, la survenance, en 2019, de deux évènements excessifs majeurs. Le premier a été l’accès au pouvoir, suite aux élections générales de 2019, de partis populistes et conservateurs.
Souverain et grisé par une fausse démocratie, le peuple des analphabètes et des illettrés, du moins si on tient compte des chiffres cités plus haut, a simplement élu des monstres : des djihadistes terroristes, des contrebandiers, des corrompus, des renégats, des imposteurs, des escrocs, des traîtres de tout bord…
L’illustration en a été faite de la plus belle manière qui soit à travers les sinistres chamailleries qui ont eu lieu, deux législatures durant, à l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et qui ont entraîné le blocage du pays à tous les niveaux.
Le deuxième évènement est une calamité sanitaire : la pandémie de Covid-19. N’oublions jamais que cette pandémie a fait officiellement plus de 25 mille morts.
Entendre par là, que quelque 25 mille familles ont été endeuillées, bêtement, parce que les gouvernants de l’époque ont sous-estimé la situation et traîné la patte avant d’importer les vaccins.
Cette pandémie, dont les conséquences catastrophiques ont généré, entre autres, le coup de force constitutionnel du Président Kaïs Saïed, un certain 25 juillet 2021, a eu également le mérite de mettre à nu tous les dysfonctionnements du système de gouvernance en place.
Ce système est un système bâtard. Même le philosophe grec, Aristote, fondateur des sciences politiques et auteur de l’ouvrage « Politique » ne l’a ni mentionné ni prévu, nulle part.
L’inaptitude généralisée
Le seul système qui pourrait lui ressembler, aujourd’hui, est celui dont les Européens, et particulièrement les Anglais et les Français, commencent à en parler, depuis une vingtaine d’années. C’est celui de l’« inaptocracie » ou « ineptocratie ». « L’inaptocratie est un système de gouvernement, où les moins capables de gouverner sont élus par les moins capables de produire et où les autres membres de la société, les moins aptes à subvenir à eux-mêmes ou à réussir, sont récompensés par des biens et des services qui ont été payés par la confiscation de la richesse et le travail d’un nombre de producteurs en diminution continuelle ».
A regarder de près cette définition, attribuée à tort paraît-il, à Jean d’O (Jean Lefèvre d’Ormesson), écrivain, journaliste et philosophe français, elle illustre de manière éloquente la situation que connaît la Tunisie, depuis une dizaine d’années. En plus clair, nous avons une majorité de Tunisiens non instruits, en grande partie inconscients, qui ont élu des gouvernants incompétents qui ne cherchent qu’à se servir. Le pouvoir étant perçu, ici, comme un butin. Les gens productifs, voire les gens honnêtes ou encore la fameuse majorité silencieuse, ont dû subir les conséquences des affres du dilettantisme des gouvernants, de l’inconscience des moins capables de gagner leur vie et de l’incurie intellectuelle de nos élites politiques.
Plus grave, l’évolution, en 2011, vers la soi-disant démocratie et son corollaire la « particratie » (plus de 200 partis), n’a fait qu’accentuer cette « inaptocratie ». Elle n’a abouti, en ce sens, qu’à un partage du pouvoir entre les partis représentatifs, indépendamment des compétences des dirigeants.
A l’horizon, une Tunisie réinventée
Espérons seulement que la feuille de route mise au point par la mouvance du 25 juillet, et particulièrement ses deux composantes : l’élaboration d’une nouvelle Constitution plus pragmatique et plus adaptée aux besoins réels des Tunisiens et la tenue des élections législatives anticipées prévues pour décembre prochain, permettront de stabiliser le pays et de le remettre sur la trajectoire de la croissance et du développement.
Il faut reconnaître qu’à la faveur de la casse qui a eu lieu, après le 25 juillet 2021, avec comme corollaires, l’affaiblissement de l’islam politique (principal ennemi du pays), la mise au pas des juges corrompus, la discréditation systématique des makhzéniens politiques, syndicaux et intellectuels aux intérêts bien établis, nous pensons que le pays a besoin plus que jamais d’être réinventé et que les Tunisiens ont besoin d’être reformatés.
Dans cet esprit, la récente réforme initiée pour améliorer le rendement de l’éducation, particulièrement la généralisation des jardins d’enfants et la création d’écoles normales supérieures pour la formation des instituteurs et des professeurs, est à saluer chaleureusement. Cela pour dire que dans le système éducatif, la composante la plus importante, c’est indéniablement l’enseignant voire l’instituteur, le professeur.
« La récente réforme initiée pour améliorer le rendement de l’éducation, particulièrement la généralisation des jardins d’enfants et la création d’écoles normales supérieures pour la formation des instituteurs et des professeurs, est à saluer chaleureusement »
Si ce dernier est motivé et bien formé, il ne peut que former d’excellents élèves, quelle que soit l’environnement dans lequel ils évoluent (urbain ou rural). Est-il besoin de rappeler ici qu’à l’origine de la performance multiforme d’un pays comme Singapour, c’est l’excellent niveau de ses instituteurs ? L’enseignement, dans ce minuscule pays, est connu pour être un des plus performants du monde. Singapour ressemble beaucoup à la Tunisie dans la mesure où la seule ressource naturelle est l’intelligence de ses habitants.
In fine, une pensée pour ces Tunisiens analphabètes et illettrés, dont le nombre est effrayant. Il me semble aussi important d’éviter de les culpabiliser et de leur faire assumer leur malheureux vote ces dernières années pour des gouvernants incompétents. Il faudrait oeuvrer au contraire à les conscientiser et à les encadrer au mieux.
L’astrophysicien Stephen Hawking disait à ce propos : « L’ennemi de la connaissance n’est pas l’ignorance, mais plutôt l’illusion de la connaissance ». Entendre par là que le mépris de celui qui ignore, comme on a la fâcheuse habitude de le faire en Tunisie, est à bannir. Il faut au contraire l’aider à s’instruire, comme c’était le cas, dans les années soixante, avec les cours d’alphabétisation et de lutte contre l’illettrisme.
(Article publié sur le n°847 de L’Economiste Maghrébin du 22 juin au 6 juillet 2022)