Notre propos n’est point de discuter l’introduction du concept de la oumma islamiya, dans le préambule de la Constitution. Laissons cette responsabilité aux constitutionalistes et aux politiciens de tout bord.
Notre conviction est cependant qu’il est inopportun d’introduire des concepts aussi vagues que flous dans un texte de loi, surtout quand celle-ci s’apparente à une loi organique. Toutefois, la forte polémique qu’a engendrée ce terme et l’intensité de l’affrontement qui opposa soudain les partisans et les adversaires de la oumma islamiya et surtout l’incroyable ignorance dont font preuve les uns et les autres à propos des origines de cette notion et sa première irruption dans le lexique religieux musulmans, nous ont poussé à essayer de retracer même brièvement l’histoire de cette notion théologique fondamentale !
La oumma n’est pas la nation
On est souvent victime des traductions rapides de concepts modernes des langues européennes vers l’arabe. Le mot nation, terme créé par la pensée politique occidentale en rapport avec l’émergence de l’Etat-Nation, a en effet été traduit par Oumma et les Nations, par oumam comme la ligue des nations ou les nations unies par « al oumam el mouttahida ».
Or le concept de oumma a connu sa naissance longtemps bien avant au 7ème siècle avec l’émergence de la religion musulmane et figure bien dans le Coran, en atteste le fameux verset : « Vous étiez la meilleure oumma (communauté des croyants) que Dieu ait pu créer ». Rien avoir avec l’idée moderne de la nation.
Il s’agirait plutôt d’une communauté liée par le seul lien religieux, en opposition aux liens tribaux, claniques et de race. Rien à voir avec les Etats et les Empires, puisque ce concept a vu le jour juste après l’immigration du prophète de l’Islam et ses compagnons vers Yathrib (Future Médine) pour échapper à la persécution des clans qurayshites, polythéistes et hostiles à la nouvelle religion monothéiste.
C’est en 622 j.c., juste à l’arrivée du prophète à Yathrib habitée alors par deux grandes tribus arabes, Al Aoues et Al Khazraj, et une tribu juive , les Bani quraydha, que ce dernier proposa un pacte à ces clans que les historiens ont nommé « La Constitution de Médine » , une sorte de pacte écrit par le prophète lui-même et proposé pour être accepté par les chefs de ses nouveaux alliés, sachant que les deux clans arabes se sont convertis à l’Islam et seront appelés Ansar, alors que les juifs ont gardé leur religion.
Le texte est rapporté totalement par Ibn Ishaq au VIII ème siècle, dans sa sira (chronique) et est intitulé « kitab al-sahifa ». Il a été par la suite étudié et authentifié par de nombreux spécialistes dont Montgomory Watt, Welhausen, R.B Sergent .. Le plus important est qu’il parle de la oumma des croyants, oummat al mou’minin, c’est-à-dire la communauté des fidèles des croyants, ceux qui ont accepté les articles du pacte et notamment les juifs de Médine.
La oumma des croyants était distincte de la oumma des musulmans avant que le prophète ne se retourne contre la tribu juive l’accusant d’avoir rompu le pacte de la sahifa ou comme on dirait maintenant la constitution.
Selon R.B Sergent, ce pacte, s’inscrit dans la tradition préislamique des pactes écrits entre tribus et qu’il est même une compilation de plusieurs textes. Mais le plus important c’est que ce texte a créé la notion de oumma des musulmans ou des croyants, notion qui fût reprise plus tard et pendant plus de quatorze siècles pour signifier l’ensemble de la communauté unie par le lien religieux de l’Islam mais de fait divisée entre Etats souvent rivaux, principautés, royaumes et républiques. Comme il n’y a point d’Église en Islam, les seuls liens qui unissent les membres de cette communautés sont spirituels et politiques.
La Tunisie a toujours appartenu à la oumma musulmane
L’appartenance à la oumma musulmane d’un pays ou d’un individu n’a aucune implication juridique ou politique. Même à l’époque du Califat musulman qui a duré plus que treize siècles, la Tunisie a été pendant longtemps indépendante hormis la parenthèse de la dépendance par rapport à la Sublime Porte, mais se considérait comme faisant partie de la oumma musulmane.
C’est un fait de l’histoire et de la géographie, comme l’appartenance des Etats laïques européens à la civilisation judéo-chrétienne, même après l’indépendance, la constitution qui en a résulté n’a jamais renié l’arabité et l’islamité du pays tout en fondant, une république moderne et moderniste.
Cette appartenance, n’a pas empêché les pères fondateurs de la République, de consolider et d’œuvrer pour jeter les bases d’une nation tunisienne, dont deux des constituantes sont l’arabité et l’islamité.
Dans la pratique, l’Etat a toujours promulgué des lois tirées du droit positif et non de la chariia comme le code du statut personnel et celui de l’adoption sans parler des lois qui régissent les banques et la finance.
Et jusqu’à ce que la polémique éclate au sujet de la nouvelle constitution aucune force politique n’a remis en cause cette dimension identitaire. Cependant, il existe de plus en plus une tendance qui oppose nation tunisienne et appartenance à la oumma musulmane.
Cette tendance est divisée en deux courants. Le premier et le plus dangereux est celui défendu par les islamistes de tout bord et notamment les frères musulmans qui, dans leur haine de la république et de la modernité œuvrent pour affaiblir, voire même détruire l’Etat tunisien et la nation tunisienne en cours de devenir, pour établir un Califat sur tous les territoires de l’Islam. Le second courant milite pour une rupture complète avec le passé du pays et de l’Etat, sous prétexte de laïcité à la française et qui n’est qu’un reliquat de la pensée colonialiste qui a toujours tenté de couper notre pays de ses racines historiques, culturelles et religieuses.
Les deux tendances prennent prétexte de la polémique suscitée par la nouvelle Constitution pour fausser le débat de fond et nous entraîner dans des surenchères identitaires stériles dont le pays n’en a nullement besoin. Le mouvement national et son épine dorsale le néo-destour ont toujours défendue l’islamité, l’arabité et milité pour établir un Etat-Nation tunisien. Ce qui explique l’existence de l’article un de la constitution de 1959.
Maqasid et finalités de l’Islam
La polémique qui ne cesse d’enfler couvre aussi un autre concept aussi vague que confus. Dans la nouvelle constitution, il est question de maqasid, mot qui signifie objectifs primordiaux et non finalités comme le traduisent certains.
Evidemment la création de ce concept initialement par les penseurs musulmans visait à donner aux faqihs jurisconsultes, les moyens juridiques, pour interpréter la sunna et le coran dans un sens plus libéral et souvent pour rendre caduques certaines règles de la loi charaïque. Mais pour certains jurisconsultes hanbalites pour « durcir » la législation dans un sens plus intégriste. Sauf qu’en Tunisie, la tradition juridique tunisienne a œuvré constamment pour la tolérance, comme le démontre l’œuvre du Cheikh Taher Ben Achour. Ce mufti, d’une érudition certaine, auteur de plusieurs volumes de traités religieux était aussi un des auteurs du code du statut personnel qui émancipa la femme tunisienne, il est vrai sous l’impulsion du zaïm Habib Bourguiba, soutenu aussi par le mufti hanafite.
Alors pour ceux qui vont chercher chez des auteurs moins tolérants d’autres visions plus tournées vers le salafisme, ils peuvent êtres sûr chez nous que la tradition religieuse tunisienne est assez puissante et plus ancrée dans le terroir et qu’elle les empêcherait de sévir !
De toute façon la dangerosité du texte de la nouvelle constitution proposée au référendum ne vient pas de ce côté-là, mais d’autres articles qui ont trait à l’exercice du pouvoir. La critique aussi bien fondée soit-t-elle ne doit pas confondre les concepts et les principes fondamentaux qui constituent les fondements d’une nation avec tout ce qui est exercice du pouvoir et luttes politiques.
Les dérapages sur les réseaux sociaux notamment, proviennent d’un manque de culture exaspérant. Il serait d’ailleurs plus sage, de se concentrer sur les contradictions souvent flagrantes qui existent dans le texte et notamment en ce qui concerne la séparation des pouvoirs et le rôle des différentes institutions. Sachant que déjà les critiques ne serviront politiquement plus à rien.