On ne faisait jadis la guerre que pour mieux préparer la paix. A croire que cette devise n’a plus cours et qu’elle prend même une tout autre intonation dans la Tunisie de Kaïs Saïed. On ne voit rien venir après le bras de fer qui a opposé le mois dernier l’UGTT et le gouvernement : aucun geste de détente, d’apaisement, de reprise d’un dialogue qui n’en fut pas un, car rompu aussitôt annoncé.
L’onde de choc de la grève du 16 juin qui a paralysé les entreprises d’État et la Fonction publique n’a pas fait fléchir la détermination du gouvernement. Ses dommages collatéraux sur le reste de l’économie et de la société n’ont pas altéré la sérénité du pouvoir. Certains, et pas qu’à l’intérieur du pays, y ont vu une sorte de réappropriation de l’autorité publique.
L’État était de retour après une longue éclipse. Si tel était le cas, il serait alors en capacité de dialoguer, de négocier d’égal à égal, de ne plus subir le diktat des syndicats des salariés. Il reprendrait ainsi la main et s’affirmerait de nouveau en maître des horloges, capable d’ouvrir les chantiers des nécessaires réformes structurelles.
Transformation à marche forcée des entreprises publiques, resserrement de la masse salariale des employés de l’État, rationalisation des dépenses de soutien des produits de consommation de première nécessité, équité fiscale…
Le train des réformes serait déjà lancé, à moins qu’il ne se prépare à quitter le quai après bien des retards qui ont lourdement sanctionné la marche de l’économie nationale.
« L’onde de choc de la grève du 16 juin qui a paralysé les entreprises d’État et la Fonction publique n’a pas fait fléchir la détermination du gouvernement »
Reste à définir les modalités de conduite du changement. Il suffit de s’en tenir à cette règle d’or : chacun, de la puissance publique et du syndicat, doit être dans son rôle et assumer les obligations qui sont les siennes. L’économie retrouvera ses équilibres physique et financier, les forces matérielle et morale de sa propre régénération et les leviers d’une croissance forte, durable et inclusive.
Il est de la responsabilité du gouvernement de renouer au plus vite le fil des discussions et du dialogue avec la centrale ouvrière pour donner plus de chair à sa volonté de réformes. L’UGTT, au même titre que les corps intermédiaires, la société civile, les individus doivent s’approprier ces réformes et s’y impliquer, sans quoi celles-ci ne pourront aboutir.
Le gouvernement a tout intérêt à construire de nouveaux consensus, à s’assurer sinon l’adhésion du moins le consentement de tous pour aller au terme de ces réformes, jamais entreprises.
La grève du 16 juin, pourtant à très forte résonance, pas plus que la menace d’une prochaine grève générale dans la Fonction publique ne semblent pas perturber les plans gouvernementaux.
Pas la moindre appréhension, crainte ou inquiétude. On laisse même apparaître une certaine forme d’indifférence. Qui n’est pas forcément du goût de la place Mohamed-Ali, habituée à plus de sollicitude.
Pendant ce temps, la situation économique et sociale empire, à l’image du paysage politique au bord de l’implosion. Le temps nous est compté. L’ennui est que l’État ne peut pas aller loin tout seul. Il ne peut même plus aller vite, à force d’obésité. Il continue de faire du surplace et il se noie dans les marécages de l’inflation, des pénuries chroniques, du chômage, de l’insécurité.
« Il est de la responsabilité du gouvernement de renouer au plus vite le fil des discussions et du dialogue avec la centrale ouvrière pour donner plus de chair à sa volonté de réformes »
Et d’une crise politique dévastatrice qui ne serait qu’à ses débuts. Le projet de Constitution, annonciateur de la IIIème République, qui sera soumis à référendum, fait déjà polémique.
Il pose plus de questions et de troubles qu’il n’apporte de solutions de sortie de crise. L’apaisement politique n’est pas pour demain. Le vent de la division et de la discorde souffle déjà sur le pays.
Il faut plus qu’une loi organique, du reste fort controversée, pour conjurer la montée des périls. Pour autant, certains signaux assez perceptibles sont à cet égard rassurants. Ainsi en est-il de l’attitude de l’UGTT.
Elle a certes pris ses distances avec le dialogue économique et social, prélude à la nouvelle Constitution, sans s’inscrire dans le front du refus. La centrale syndicale prendra part au vote, sans en donner la moindre consigne, sans manifester la moindre animosité à l’égard du chef de l’État, tout en affichant sa pleine et entière indépendance. Elle se place au-dessus de la mêlée et retrouve ses principes fondateurs.
Manière subtile de rappeler le gouvernement à ses responsabilités. Difficile de ne pas y voir une offre de négociation, assortie d’une menace de grève générale dans la Fonction publique sans en préciser la date, comme pour en minimiser la probabilité. Il est de bon ton et de bonne stratégie que l’UGTT soit écoutée et entendue pour la conforter dans son attitude de désescalade.
Le gouvernement Bouden serait bien inspiré de saisir la balle au bond. Et d’aménager un véritable round de négociations économiques et sociales.
« Il faut plus qu’une loi organique, du reste fort controversée, pour conjurer la montée des périls »
Il n’est aucune revendication soulevée et défendue par la centrale ouvrière qui ne soit résolue de manière consensuelle, pour peu que, de part et d’autre, la défiance qui pollue l’atmosphère cède la place à un réel sentiment de confiance. Il devrait en être ainsi entre partenaires qui ont une conscience aigüe de la gravité de la situation et de l’intérêt général.
Le consensus social, sinon rien. Les récentes avancées, tout aussi inattendues qu’aléatoires, en vue d’un accord avec le FMI ne doivent pas faire illusion. Si accord il y a, il ne pourrait s’agir que d’un palliatif, qui ne nous met pas à l’abri de convulsions qui en limiteraient les effets. Il n’y a pas mieux que le renforcement du front intérieur pour prévenir troubles et contestations sociaux, retrouver la confiance des investisseurs et réactiver l’attractivité du site Tunisie.
A charge pour le gouvernement, sans filiation partisane, de reprendre le fil du dialogue social pour préserver la paix civile et améliorer le climat des affaires, hors de toute considération politique, d’où qu’elle vienne.
Les partenaires sociaux doivent s’entendre sur l’essentiel, tout en restant dans le champ du possible. On ne peut triompher de nos difficultés qu’à grand renfort de sincérité, au-delà de l’impératif de compétence, en toute transparence et en toute confiance.
Moins de 3 semaines nous séparent d’un référendum aux issues aussi troubles qu’incertaines. D’ici là, il faut impérativement sécuriser le front social pour éviter l’effondrement total de l’économie. Et sans doute, la fin de toute illusion démocratique. Cette crainte est légitime. La raison en est que le nouveau projet de Constitution, « revu et corrigé » à l’insu de ses propres coauteurs, ajoute l’inconnu à l’incertitude et soulève de réelles inquiétudes.