Curieuse façon de gouverner, toujours en totale déconnexion avec la réalité des faits. Seule compte l’apparence des choses, et non pas les choses elles-mêmes. À chaque crise, Kaïs Saïed fait front sur les questions ayant trait au bien-être du peuple (qui ne veut plus rien). Il convoque alors le dépositaire de l’autorité de tutelle pour surtout faire savoir au public qu’il se préoccupe de la vie des gens. Des coupures d’eau de plus en plus récurrentes? L’origine importe peu, il suffit d’inciter le ministre des Ressources hydrauliques à agir avec diligence et répondre aux besoins des populations affectées. L’habitude du peu d’efficacité des ministres l’ayant rendu méfiant et circonspect, il fait appel à la cheffe du gouvernement pour qu’elle assure le bon suivi. Peu importe si le pays fait face à un déficit global en eau de 40%, que le niveau des nappes souterraines est en baisse et que la sécheresse persiste et s’étend. Il revient aux agents du service public de débloquer des robinets grippés ou entartés! Même scénario pour les violentes bousculades qui ont agitées l’aéroport de Tunis-Carthage et les affrontements entre voyageurs excédés devenus querelleurs et hargneux. L’Office des aéroports et Tunisair se sont trouvés en situation, pour transformer les parcours des voyageurs en un voyage au bout de l’enfer. Il convoque illico le ministre des Transports le sommant de prendre des mesures concrètes sans préciser lesquelles. Toujours aussi inquiet quant aux capacités réactives des membres du gouvernement, il appelle à la rescousse Mme Bouden pour lui confier le dossier.
Cela étant, Kaïs Saïed persiste à croire que là aussi il n’y a rien de grave. Tout juste une affaire de dysfonctionnements à Tunisair entre les départs et les arrivées qui requiert simplement un effort supplémentaire par une gestion plus active de la circulation des voyageurs! L’essentiel n’est-il pas de rassurer, par de doux euphémismes, des populations qui ne savent plus elles-mêmes qui croire, que faire et à quel saint se vouer?
Reste enfin la tragédie de la version de la Constitution, tant embellie par ses thuriféraires. Bien que déjà publiée au Journal officiel, elle s’est avérée peu présentable. Car elle est parsemée d’erreurs légères et involontaires qui n’ont choqué que les fanatiques de la pureté et les intransigeants défenseurs de l’ordre constitutionnel. Elle sera toutefois revue, corrigée et son article 5 rafistolé.
Notons toutefois que l’orthographe de Kaïs Saïed, bien qu’aussi capricieuse que son langage, n’y est pour rien. Tout juste de malencontreuses bévues. Mais comme à toute chose malheur est bon, ce drame aura l’avantage de permettre au public d’avoir deux Constitutions pour le prix d’une!
Maintenant à chacun de deviser sur le thème qui lui convient même si tous sont importants et agissent de concert comme révélateurs, sans discrimination, de l’état de déliquescence dans lequel le pays est tombé.
Nous avons, quant à nous, une prédilection pour l’affaire des affrontements à Tunis-Carthage ne serait-ce que par l’importance des parties prenantes engagées. C’est d’abord le principal aéroport du pays, devenu un espace trop exigu, plus proche du hangar à marchandises que du lieu d’accueil et d’orientation des passagers en partance ou à leur sortie de l’avion. Il est ensuite appelé à faire face aux raisons obscures des impondérables de Tunisair. La compagnie nationale qui a épuisé tous les modèles du management entrepreneurial; y compris celui des défaillances et de la faillite annoncée.
Mais remontons brièvement l’histoire
Il y a quatre ans, Tunisair fêtait son 70ème anniversaire. Pendant quelques lustres, elle était considérée comme la plus belle parure de l’économie du pays. Et ce, de par son dynamisme, l’enthousiasme et le savoir-faire de son personnel. Elle était reconnue comme une valeur sûre du bien public. Ainsi qu’un élément du patriotisme économique, en lien avec la promotion du tourisme tunisien.
Qui aurait osé à l’époque critiquer Tunisair? La profession faisait rêver, à commencer par son personnel navigant commercial (PNC). Il incarnait aux yeux de tous et de toutes l’image du professionnalisme et du dévouement; et ce, pour le confort et la sécurité des passagers. Particulièrement ses hôtesses de l’air: bon niveau de culture générale; corps homogène et harmonieux; tailleur ajusté; queue de cheval impeccable; large sourire; ongles manucurés et rouge à lèvres. Elles accompagnaient les clients durant tout le voyage. En leur offrant un savoir-faire unique, celui de l’art de voyager. Hôtesses et stewards étaient en réactivité maximale à tout problème de sécurité. Ils accueillaient les passagers, leur souhaitaient la bienvenue, les assistaient à trouver leur place et à s’installer. Dans la foulée, ils les aidaient à placer des bagages dans les coffres, intervenaient avec courtoisie et fermeté au moyen d’une gestuelle assurée qui ne souffre d’aucune contestation possible.
Tunisair était également réputée pour la compétence infaillible de ses équipages techniques. De tous, le pilote de ligne, assisté par son copilote, est probablement le plus prestigieux et ses atterrissages systématiquement applaudis par les passagers. Fiables et bien formés, ils l’étaient tout autant que leurs collègues chargés de la maintenance et de l’entretien des appareils. Autant de critères d’excellence qui assuraient à Tunisair la réputation d’une compagnie sûre et accueillante.
Au départ, bien que passablement performante, Tunisair était une entreprise publique peu concernée par l’économie de marché en raison de sa position monopolistique.
En effet, elle était soustraite à la logique du profit. Et donc peu concernée par les restructurations des marchés de l’industrie aéronautique. Ceux-ci s’accompagnant de régimes de mobilisation singuliers. Partiellement attentive au tarissement de la manne de l’État, elle pensait réussir indéfiniment à combler les vœux de ses passagers. De même qu’à garantir la stabilité de l’emploi et la revalorisation des salaires. Et ce, indépendamment de ses résultats économiques, du besoin de renouvellement de sa flotte et de l’évolution de sa productivité. Sauf qu’une telle équation défie les lois de l’économie. Alors, progressivement, elle a cessé de satisfaire le consommateur. En maintenant le niveau de salaire de ses trop nombreux employés; tout cela au frais du contribuable.
Cela étant, la dérive de Tunisair, encore à l’abri de la concurrence dans une économie mondialisée et en dépit de l’accord de ciel ouvert (Open Sky), atteint aujourd’hui un point de non-retour. Malgré le verdict sans appel des nombreux contrôles et audits effectués.
Et ce, sans parler des rapports de la Cour des comptes. A savoir: un ingérable sureffectif qui ne se résorbera que par un lourd dégraissage; une flotte vétuste qui permet à peine l’utilisation d’une dizaine d’avions en période d’afflux massifs de voyageurs; la saleté, le manque d’entretien, des sièges aux accoudoirs échancrés. Des exemples édifiants qui révèlent l’absurdité managériale de la gestion et l’incohérence décisionnelle qui avaient largement contribué à ternir la réputation de la compagnie et à la dégradation de la ponctualité des vols, voire leur report ou leur annulation pure et simple.
Bien que la responsabilité directe relevât plutôt des sociétés sous-traitantes de manutentions, la réputation de Tunisair fut lourdement engagée dans les tristes pratiques des bagages forcés ou volés. Et ce, malgré les soi-disant mesures drastiques annoncées par tous les ministres suffisamment inquiets de l’ampleur du phénomène pour se rendre en personne sur place.
Contrairement à ce que croient le personnel salarié autant que le public, les sempiternelles déclamations sur d’imminents plans de redressements de Tunisair sont restées sans suite. En dépit des changements à répétition de personnalités appelées à diriger la compagnie pour des périodes toujours indéterminées.
Le profil, toujours supposé adéquat, des nombreuses personnes qui s’étaient relayées pour mettre fin aux souffrances d’une compagnie désormais discréditée et en déconfiture prolongée, nous laisse chaque fois tout pantois.
Dans cette configuration, se sont relayés pendant des décennies le haut fonctionnaire promu, le politicien pantouflard, le ministre en disgrâce, l’officier supérieur de l’armée et le gestionnaire nommé au nom de l’efficience, de la performance et de la compétitivité.
Venus pour restructurer un établissement public au bord du gouffre, ils s’étaient retrouvés aussitôt aux prises avec un mode d’organisation inhabituel. Ce dernier relevant de l’anthropologie plutôt que de la science de l’organisation. Et dans lequel se trouvent reproduits tous les travers de la vie sociale et économique du pays. Soit une réalité trop éloignée de la philosophie pragmatique des manuels de gestion.
Ainsi, rapidement l’antidote salutaire incarné par l’exécutif se retrouve en perte de repères face à des routines de travail peu performantes. Du côté des valeurs professionnelles partagées par le personnel de service, naviguant ou au sol, le bilan est peu réjouissant: nonchalance; indifférence et manque de considération; totale absence de dévouement; flagrantes erreurs de comportement envers les passagers en difficultés de la part d’une aristocratie ouvrière qui estime certaines tâches humiliantes et indignes de leur personne.
Pour compléter le tableau, régionalisme, clanisme et copinage complice avaient remplacé avantageusement les relations de travail et les rapports hiérarchiques. Donnant alors naissance à des salariés peu respectueux des usages, qui fixent eux-mêmes leurs horaires. Mettant en question l’ordre établi et finissant par se rebeller d’avance contre l’idée même d’avoir à subir une autorité légitime. Enfin, l’absence d’un régime de mobilisation qui prescrit des attentes inédites en matière d’engagement et de loyauté attendues de l’ensemble du personnel.
Tunisair s’était retrouvée confrontée aux problèmes d’administration d’un personnel devenu désormais rétif à toute autorité, encouragé notamment par la trop forte complaisance des syndicats.
Les pratiques troubles de l’UGTT et de ses délégués avaient largement concouru à saboter toute entreprise publique dans laquelle opère la Centrale.
Depuis la chute du régime, le déficit budgétaire abyssal, aggravé par la crise de la COVID et des directions sans réel pouvoir de décision totalement discréditées, rendaient périodiquement obligatoire l’exécution rapide d’un inévitable et énième plan de restructuration.
Dans ces conditions, ses salariés ne représentent plus une ressource, ni un ensemble de compétences et de savoir-faire qui contribuent directement à la valeur ajoutée de l’entreprise. Mais bien un facteur invalidant dans la mesure où ils sollicitent fortement les finances de la compagnie. Et ce, en même temps qu’ils lui posent d’insolubles problèmes d’encadrement.
Les salariés de Tunisair: un facteur invalidant
Si par le passé aucun gouvernement n’a eu le courage de mettre en œuvre les multiples plans de restructuration et de réaménagement. Et ce, pour: se défaire d’une partie de son personnel; mettre de l’ordre dans ses finances; prendre des mesures d’innovation et renouveler sa flotte. C’est encore moins le cas aujourd’hui, eu égard au climat politique et social dégradé. Mais aussi à la faillite tout autant matérielle que morale d’un État désormais incapable de relever des défis. Et encore moins de renflouer à fonds perdu des entreprises publiques qui n’ont pas su adapter leur modèle de gestion économique et de rationalité commerciale à l’époque que nous vivons et aux moyens dont nous disposons.
L’image de l’entreprise d’il y a soixante-quatorze ans s’est ainsi considérablement ternie auprès du public tunisien autant que des usagers étrangers. Aux problèmes organisationnels s’ajoutent les risques liés aux relations humaines. Nous avons tous en mémoire la violente et scandaleuse altercation entre pilotes, copilotes et mécanos, lors du vol Tunis air 716 en partance pour Paris. Le décollage, prévu le 8 mars 2017 à 8h35 du matin, a été annulé. Reste que le plus insolite dans cette affaire est la réaction totalement déraisonnable de la direction générale. Puisqu’elle décrétait ce jour-là l’annulation pure et simple de tous les vols de Tunis air!
Le 31ème rapport de la Cour des comptes, déjà bien accablant par les insuffisances graves constatées, effarouchant l’opinion publique, ne traite en fait que certains aspects du problème. En particulier les pratiques qui régissent la dépense des deniers publics, mais qui sont loin d’être les plus préoccupants.
Certes, on en apprend en parcourant ce rapport de belles sur la vétusté de la flotte; ainsi que sur les suspicions de vol et de malversations. De même que sur le trafic dans la gestion du dépôt des pièces détachées. Mais aussi sur: les cas fréquents d’enlèvements de pièces d’avions qui n’ont jamais été remplacées; l’absentéisme des pilotes; des nominations; la base du copinage et du népotisme, d’agents d’escale grassement rémunérés dans des aéroports qui ne sont desservis qu’une fois par semaine par les avions de Tunisair!
Enfin, pour compléter ce bilan déjà bien alourdi, la réputation de mauvais payeur s’avère de plus en plus problématique pour les avions en escale dans les aéroports étrangers. Notamment pour le ravitaillement en carburant. Ou, en cas d’incident, le recours sur place aux compétences des mécaniciens locaux pour effectuer les réparations nécessaires.
D’ailleurs, et de l’aveu même de son PDG, Tunisair est aujourd’hui forcée d’annuler des vols. Car elle est incapable de payer les pièces de rechange de ses appareils.
On peut encore enrichir ce registre d’inventaire intolérable par des faits plus récents. L’augmentation des salaires, bien que justifiée, des pilotes à l’exclusion des autres catégories. Suscitant la grogne principalement dans les rangs des mécaniciens. Elle a contribué à paralyser certains vols. Par ailleurs, alors que les dirigeants de Tunisair se démènent pour affréter sans succès des avions supplémentaires, la compagnie tunisienne Syphax lui en propose deux. Sans réponse.
Citons enfin l’immobilisation pendant deux jours d’un avion d’une flotte réduite à dix pour le déplacement en Algérie du chef de l’État. À première vue cela n’a rien d’outrancier. Sauf qu’en période de grands flux, un avion peut assurer six allers-retours en deux jours!
A ce rythme, et à l’instar de la note souveraine CCC infligée par les agences de notation, Tunisair figurera bientôt dans le Airline Ratings comme une compagnie qui ne garantit pas à ses passagers des conditions optimales de confort, de ponctualité et de sécurité. Elle remplira alors toutes les conditions pour figurer un jour au bas du tableau.