La guerre qui oppose les Ukrainiens à la Russie est marquée par le blocus russe de la mer Noire. L’accès à la mer intérieure qui borde le sud de l’Ukraine est plus que jamais un enjeu stratégique pour Moscou et Kiev. Mais aussi pour l’ensemble des pays qui dépendent de l’exportation des millions de tonnes de céréales ukrainiennes. Un blocus persistant serait synonyme à court terme de crise alimentaire mondiale.
La géopolitique de la Méditerranée ne s’inscrit ni dans un territoire unique et figé, ni dans un champ clos. Il est possible de penser l’espace géopolitique méditerranéen en termes de cercles concentriques. Et ce, ce à partir du noyau dur constitué par les Etats riverains. Autour de ce premier cercle restreint, se trouvent des Etats voisins et des sous-ensembles régionaux en interaction avec l’espace méditerranéen. C’est le cas de l’espace européen et balkanique, du Caucase et de la mer Noire.
Le lien entre la Mer Noire et la Méditerranée
Quasi fermée, la Méditerranée connaît un certain nombre de voies d’accès vers l’extérieur de son espace propre. A savoir: le détroit de Gibraltar la relie à l’océan Atlantique, à l’ouest; à l’est, les Dardanelles et le Bosphore la rattachent à la mer de Marmara et à la mer Noire. Celle-ci est raccordée à la Méditerranée par les fameux Détroits (300 km). Elle peut être considérée comme une autre Méditerranée, cinq fois moins vaste et entourée de six États. Mais la poudrière du Caucase est très proche, avec les luttes de multiples peuples musulmans.
En cela, sur la rive nord de la Méditerranée, les Balkans et la mer Noire forment des sous-ensembles politiques, économiques, culturels et linguistiques spécifiques. Et (donc), ils sont distincts de l’arc latin (Portugal, Espagne, France et Italie).
Une voie d’exportation stratégique pour les céréales ukrainiennes
Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, la neutralisation des ports ukrainiens de la mer Noire fait obstacle à l’exportation des millions de tonnes de céréales ukrainiennes. D’un côté, la marine russe exerce un blocus sur les ports ukrainiens; de l’autre, les forces ukrainiennes ont disséminé des mines dans toute la zone.
Or, les négociations menées par la Turquie avec les deux belligérants n’ont toujours pas abouti à la fin du blocus. Par conséquent, les pays importateurs de céréales subissent une montée inexorable des prix. S’ils étaient déjà élevés avant la guerre (le cours du blé, notamment, est monté sur tous les marchés dès l’automne 2021 et s’est maintenu à de hauts niveaux à la faveur de la reprise économique post-Covid), la flambée s’est poursuivie. Entraînant les prix de l’énergie, des engrais azotés (fabriqué à partir de gaz), ainsi que des transports.
Et ce, sans compter des événements climatiques défavorables comme les fortes chaleurs qui ont entraîné une récolte catastrophique au Canada, important exportateur mondial de céréales. De même qu’une inflation qui fait planer le spectre d’une crise alimentaire mondiale, selon un récent rapport de la FAO (agence onusien de lutte contre la faim).
La présence stratégique russe
La Russie considère encore cette région de la mer Noire comme l’une de ses zones d’influence naturelles. Ainsi, avant même le déclenchement de la guerre le 24 février dernier, Poutine n’avait pas hésité à annexer la Crimée dès 2014.
Sur le plan économique, les investissements (privés et publics) russes dans la région sont significatifs. Moscou multiplie les investissements dans le domaine énergétique. Ceci est loin d’être neutre. En effet, les crises successives entre la Russie et l’Ukraine rappellent utilement que le gaz est une arme diplomatique. Et, plus généralement, que les choix énergétiques sont de nature stratégique. Est-ce qu’une stratégie de nature impérialiste est de nature à renforcer la présence russe en Méditerranée?
Pour la Russie, la Méditerranée reste avant tout un couloir d’accès vers l’océan Atlantique depuis la mer Noire, via le canal de Suez ou le détroit de Gibraltar; après avoir franchi les détroits turcs. Même si la priorité stratégique reconnue à d’autres zones du globe (l’Arctique, la Nouvelle Sibérie ou encore les îles Kouriles) relègue la Méditerranée au second plan.
Il est vrai que la Méditerranée ne présente pas le même intérêt stratégique que pour les États-Unis ou même la Chine. Car, la Russie ne dépend ni du canal de Suez pour jouir de la liberté de circulation maritime; ni des exportations d’hydrocarbures issues des régions du Moyen-Orient et du Golfe. Néanmoins, la présence et la défense des intérêts russes s’affirment à nouveau. Et ce, à travers une stratégie de puissance impulsée par Vladimir Poutine.
Des liens historiques
Bien que son territoire n’appartienne pas à l’espace méditerranéen proprement dit, la Russie- dans la continuité de l’empire tsariste et de l’URSS- entretient une relation étroite avec la Méditerranée. Cela s’explique par des raisons géographiques (le monde méditerranéen fait partie de son « étranger proche »); mais aussi historiques et religieuses.
Ainsi, ce lien remonte en particulier à la rivalité avec l’Empire byzantin pour le contrôle des détroits du Bosphore et des Dardanelles. L’Empire romain d’Orient, dont la religion officielle est le christianisme orthodoxe (ou l’orthodoxie), s’est développé sur les bords de la Méditerranée orientale. Et ce, jusqu’en 1453, date de la prise par les Ottomans de Constantinople, où se trouve le symbole même de l’Église orthodoxe et de l’art byzantin: la basilique Sainte-Sophie.
Après la chute de Constantinople en 1453, la Russie tsariste a ambitionné de prendre la ville sainte, au nom de son statut autoproclamé de protectrice des communautés orthodoxes du Levant. Et ce, pour légitimer sa politique expansionniste des XVIIIe et XIXe siècles en Méditerranée orientale. Symbole de l’affirmation de la puissance maritime russe (victoires sur la flotte ottomane à Tchesmé en 1770, à Patras en 1772 et à Navarin en 1827), la création du port de Sébastopol, en Crimée, par Catherine II. Lequel a permis d’ouvrir à la Russie l’accès stratégique « aux mers chaudes »: mer Noire, océan Indien, mais aussi Méditerranée.
Impacts politique et diplomatique
Depuis l’intervention russe dans la guerre syrienne, des bâtiments de guerre russes (croiseurs lance-missiles, bateaux espions dédiés au renseignement, démineurs, frégates, ravitailleurs) ont quitté leur affectation en mer Noire ou dans la Baltique pour converger vers la Méditerranée orientale. Le déploiement de la flotte de guerre russe aux frontières de la Syrie a aussi un impact politique et diplomatique.
Toutefois, le port de Tartous, seul point d’appui russe dans tout le bassin hors mer Noire, n’est pas une base navale de première importance. Puisque ses infrastructures, réduites, ne permettent pas à la flotte russe d’y stationner en permanence de grands navires et de disposer d’un fort soutien logistique. Cependant, le déploiement de la flotte de guerre russe aux frontières de la Syrie n’en revêt pas moins un impact politique et diplomatique.