En ce 25 juillet, jour anniversaire de la République, mais aussi du référendum sur la nouvelle constitution, proposée par le Président Kaïs Saïed, le peuple tunisien apparaît plus divisé que jamais. Du moins selon les résultats du scrutin qui souligne une fracture.
Seulement, entre 27 et 30% des électeurs inscrits ont pris la peine de se déplacer pour poser dans les urnes leur bulletin de vote. Plus de 70% ont donc boudé les urnes ce 25 juillet. Non pas pour répondre à l’appel des « boycotteurs »; mais pour diverses raisons dont essentiellement le rejet de tout ce qui est politique.
Pas besoin d’études sociologiques pour comprendre ce rejet. Dix années de règne de pseudos-politiciens et les conséquences catastrophiques sur le niveau de vie de l’écrasante majorité des 12 millions de Tunisiens en sont les principales causes.
Kaïs Saïed et ses partisans font partis de cette classe politique qui explique ce désamour du Tunisien de la chose publique. Sauf que lui, il est toujours au pouvoir et a avec lui la majorité des citoyennes et des citoyens.
Ceux-ci ont d’ailleurs bravé la canicule et coupé leurs vacances pour aller dire « Oui » et à la nouvelle constitution et surtout à Kaïs Saïed, le Président. C’est le paradoxe tunisien.
Les plus de 90% en faveur d’un texte, sévèrement critiqué par une grande partie de l’élite politique et intellectuelle, s’explique par le fait que les électeurs se sont prononcés pour le Président en exercice et non pour le contenu. Ils ont voulu ainsi le plébisciter; et encore plus lui accorder le pouvoir absolu.
Pour cette partie de l’électorat, la démocratie, du moins celle pratiquée par les partis politiques, dans un système pseudo-parlementaire, est la cause principale de la catastrophe économique et sociale que connait le pays. Et il s’agit de revenir à un système autocratique, qui par le passé, sous Bourguiba et Ben Ali avait donné des résultats probants, côté croissance et développement.
Sauf qu’ils oublient que KS n’est ni Ben Ali, ni encore moins Bourguiba. Il est lui-même un pur produit de cette classe politique issue d’ « une révolution » à laquelle ils ont cru naïvement. Et il en est le dernier survivant, en atteste, ses discours anachroniques sur « la révolution » et « le peuple qui veut ». Mais un peuple a le droit de se tromper tout le temps et a toujours raison même quand il a tort! C’est l’essence même de la démocratie élective.
Le peuple veut un autocrate
Traiter Kaïs Saïed de dictateur est une aberration, voire même une faute politique. Ce sont d’ailleurs les mêmes, dont les islamistes et leurs alliés qui ont appelé à voter pour lui, qui l’ont aussi soutenu jusqu’à la nuit fatidique du 25 juillet 2021, qui traitent Kaïs Saïed de dictateur. Alors qu’ils continuent à l’insulter sur tous les médias publics et privés sans parler des réseaux sociaux.
La Tunisie actuelle n’est pas une dictature, bien qu’elle s’achemine vers une nouvelle forme d’autocratie. Comme le prouve la nouvelle constitution pour laquelle un peu moins de trois millions de citoyennes et de citoyens ont consciemment voté.
Le Tunisien moyen, ce citoyen de base réclame fortement à la tête du pouvoir de l’exécutif, un autocrate juste et « propre ». C’est-à-dire non corrompu. Et pour ces gens là KS est la personnification même de ce modèle.
Que « l’ intelligentsia » s’en offusque, qu’elle traite KS de « dangereux populiste » reprenant les « prêts à penser » de celle de la rive gauche parisienne pour plaire à tout ce beau monde des capitales occidentales; cela ne changera plus grand-chose. Car le couperet est tombé ce 25 juillet 2022 à minuit.
Le peuple qui vote a choisi ce qu’il considère désormais comme son sauveur. Il lui accorde même un chèque en blanc, en votant pour une constitution qui fait du Président de la République un monarque républicain.
Et en connaissance de cause! KS a tout de suite reçu le message lors de son désormais traditionnel bain de foule de minuit à l’avenue du Combattant Suprême de sévir contre les « corrompus ». Et ce, grâce à un prochain code électoral qu’il a certainement déjà concocté. La messe est dite. On est déjà dans la campagne électorale pour les élections législatives de décembre prochain qui sera un massacre à la tronçonneuse pour les partis politiques dominants issus de « la révolution ».
La grande faute politique de ces partis, ou plutôt de leurs chefs, fût d’appeler au boycott du référendum au lieu d’appeler à voter contre; et de se mobiliser massivement pour peser dans la balance. Ils furent mêmes piégés et poussés indirectement vers cette position. Croyant naïvement que les pressions extérieures feraient plier KS pour revenir à un ordre déjà moribond. Ils seront les principales victimes du nouvel ordre qui s’installe mais surtout de leur aveuglement. Le grand perdant est évidemment Rached Ghannouchi et sa clique de partisans inconditionnels.
Mais KS lui-même ne sort pas grandi de cette épreuve, qu’il aurait pu gagner haut la main. Certes, il continue de jouir d’une popularité réelle; en atteste le vote sur le référendum. Cependant, il a du même coup raté l’occasion de rassembler autour de lui une grande partie de l’élite mais aussi des classes moyennes. Car, tout en le soutenant dans sa guerre contre l’islam politique, elles deviennent de plus en plus sceptiques quant à sa capacité de redresser la situation économique désastreuse et la situation sociale au bord de l’explosion.
S’ajoute à cela sa méthode peu orthodoxe d’imposer son propre texte de la constitution. Ce qui a lui valu une désaffection importante dans son propre camp. Mais lui, il n’en a cure, et continue son chemin bien tracé, surtout grisé par la victoire du « Oui ».
Un peuple désuni, une élite déchirée
La fracture dont nous parlons n’est pas apparue subitement ce 25 juillet 2022. Le référendum n’en a été que le scanner qui l’a rendue visible, apparente et même spectaculaire. Elle date de ce fameux 14 Janvier 2011 qu’on avait appelé pompeusement « Révolution »!
Elle s’avère être une profonde blessure, une déchirure; voire même une cassure au sein du corps social tout entier. Les apprentis politiques, qui ont pris le pouvoir jadis, n’ont fait que l’aggraver au lieu de la soigner; que l’approfondir au lieu de la souder, souvent pour des calculs politiciens ou électoralistes.
Même le fameux tawafiq entre BCE et Ghannouchi n’était qu’un faux plâtre qui s’est brisé au premier faux mouvement. De toute façon l’islam politique a tout le long des dix années de son règne œuvré pour la rendre irréversible.
Pour soigner la fracture, il fallait l’expurger, ce qu’avait commencé à faire KS ce 25 juillet 2021. Sauf qu’il a créé à côté d’autres fractures. Minimes à l’époque, mais qui deviennent de plus en plus sérieuses.
Au lieu de rassembler, la Nation autour d’un projet national concocté par des élites nationalistes et compétentes, il a choisi de faire appel à une poignée des politicards avides de pouvoir qui d’ailleurs ont vite tourné casaque! Obsédé par un curieux projet « théorisé » par Carl Schmidt, il voulait créer une République utopiste. Mais elle menace de balayer tous les acquis de la première et de la seconde Républiques, et il l’a affirmé ces derniers jours. Encore une aventure de plus qui aggravera les clivages politiques, mais aussi sociaux et économiques.
Ce n’est pas le résultat du scrutin qui va aggraver cette fracture, quoiqu’il n’en atténue pas la gravité. Mais bien le discours qui va en découler ainsi que les actions de type « populeux ». L’absence de contre-pouvoirs institutionnels prévue dans la nouvelle constitution, poussera tous les opposants au projet hasardeux de KS à se tourner vers la rue, qui reste imprévisible. Et cela évitera désormais de mener ces luttes dans le cadre des institutions qui ont été vidées de leur mission régulatrice.
La fracture, politique, sociale et même économique ne sera qu’aggravée, et la Nation se trouvera irréversiblement divisée. KS qui prétend être « le sauveur » du peuple ne sera qu’un chef d’une partie de ce peuple, dont une grande fraction est composée par les laissés pour compte de la première et la seconde République. A savoir, la partie la plus fragile de la société et qui sera encore sacrifiée sur l’autel de projets personnels et ombrageux.
KS peut encore éviter d’aller directement dans le mur, en faisant le choix d’un gouvernement de compétences fort. Lequel est capable de négocier avec les principaux bailleurs de fonds au mieux des intérêts de la Nation.
De toute façon, les deux chambres n’auront qu’un pouvoir limité et serviront plutôt d’exutoires au peuple exsangue. La fracture pourra alors être soignée, mais sur le long terme. Aucune autre solution n’est possible et toute fuite en avant sera fatale pour le pays.