La question de la pandémie de Covid-19 semble revenir en force. Il n’y a pas mieux qu’un médecin pour nous en parler. Il n’y a pas mieux aussi qu’un ministre de la Santé pour faire le tour d’un secteur qui ne cesse de prendre un coup dans l’aile. Et enfin, il y a le référendum du 25 juillet 2022 et ses conséquences sur le vécu politique du pays. Là, aussi, interroger Abderraouf Cherif, qui est plongé dans la vie politique et associative de la Tunisie depuis belle lurette, ne peut qu’être de bon aloi. Autant de raisons qui donnent tout son sens à cette interview qu’il nous a donné et qui a été l’occasion d’évoquer bien des thématiques. Sur le terrain de la politique, cet ancien président du bloc « Al Hora » au Parlement, nourrit un projet : créer un front constitué de personnalités pour sauver le pays. L’heure n’est plus, dit-il, aux partis politiques, alors que les yeux sont rivés sur les législatives du 17 décembre 2022, la prochaine échéance politique.
L’actualité sanitaire en Tunisie nous impose sans doute d’évoquer en premier l’épidémie de Covid-19 et ce qui ressemble bien à un retour en force de la pandémie. Faut-il revenir aux précautions adoptées il y a quelque temps ?
Abderraouf Cherif
Il est bien clair que, dans notre grande majorité, nous ne respectons pas le principe de précaution. Dès que nous avons senti un léger mieux au niveau de la pandémie, le relâchement a été quasi-total. Nous avons certes réalisé un bon taux de vaccination, à-peu-près 70%, mais nous n’avons pas engagé tout le processus de la vaccination.
La vaccination n’a pas été menée à son terme. Les troisième et quatrième doses n’ont pas connu l’évolution que l’on s’était fixé. Aujourd’hui, certains centres de vaccination réalisent seulement entre vingt et trente vaccinations par jour, alors que tout est fin prêt : le personnel et les vaccins. Le comportement général de notre population. C’est une question de tempérament.
Cela dit, le système de santé connaît une certaine dégringolade ?
Tout à fait. Et les exemples d’hôpitaux qui souffrent pour ainsi dire le martyr sont nombreux. Cela fait deux ans et demi que dans les hôpitaux, comme celui d’Habib Thameur où je travaille, la situation se dégrade. Cela s’explique par le fait que la Caisse nationale d’assurance maladie (CNAM) ne paie plus les hôpitaux, alors que le budget des établissements hospitaliers provient pour l’essentiel (80%) de cette caisse. En 2020, celle-ci devait payer environ 1,5 milliard de dinars par mois à l’hôpital Habib Thameur pour un budget de 22 24 milliards (il est passé aujourd’hui à 28 milliards).
Six mois après, elle a arrêté de le faire. Elle ne verse plus que 400 à 600 millions de dinars. Avec cette somme, l’hôpital ne peut plus honorer ses engagements, en médicaments notamment. Que peut faire dans ce cas le directeur de l’hôpital ? Il paie les repas des patients, mais pas la Pharmacie centrale. En 2019, l’hôpital Habib Thameur n’avait pas de dette auprès de cette institution, mais au jour d’aujourd’hui, sa dette est passée à 5 milliards. Et cela concerne tous les fournisseurs de l’hôpital. Le déficit de la CNAM ne peut qu’avoir un impact négatif sur les hôpitaux. La Pharmacie centrale, à son tour, souffre de cette situation parce qu’elle ne reçoit pas son argent. On est à à-peu-près à 38% de déficit au niveau de tout le pays.
En définitive, c’est un cercle vicieux.
Oui et cela, nous l’avons déjà vécu en 2018. C’était, du reste, ma priorité en arrivant en novembre 2018 à la tête du département de la Santé. En février 2019, la Pharmacie centrale disposait de 87% des médicaments. Le ministère s’était entendu avec certains
fournisseurs et la Pharmacie centrale pour régler le déficit. Cette dernière recevait, à intervalles réguliers, son dû : 150 milliards tous les trois mois. A mon départ, les choses ont changé. La situation a même empiré aujourd’hui, puisque la Pharmacie centrale n’honore plus ses engagements. La question des médicaments est donc difficile à gérer par les hôpitaux.
La situation est également compliquée pour la CNAM. Elle ne reçoit pas, elle non plus, ce que l’on doit lui verser. En 2019, l’Etat devait verser environ 6,5 milliards de DT à la CNAM. Il était possible, en 2020, de renverser cependant la vapeur en faisant les comptes et en commençant les remboursements nécessaires, en janvier 2021. Et ce pour faire redémarrer tout le processus, afin de permettre aux hôpitaux de respirer. Evidemment, rien n’a été fait. Au niveau des caisses de sécurité sociale, la priorité est bien sûr donnée aux versements des retraites.
Et le nombre des inactifs par rapport aux actifs ne fait qu’augmenter ?
Nous sommes à 1,8 actif pour 1 retraité. Or, les normes sont
de 5 actifs pour un retraité.
Parce qu’on n’a pas créé assez d’emplois depuis 2011 ?
On a augmenté le nombre d’actifs dans la Fonction publique. En 2010, le nombre de fonctionnaires s’élevait à 400 000. Il a atteint aujourd’hui quelque 700 000. Mais, il faut ajouter à cela les augmentations de salaires et les personnes qui bénéficient de pensions sans avoir effectivement assez cotisé. Savez-vous que l’on continue à faire le prélèvement de 1% sur les salaires, alors qu’il ne devait se faire que pour un an seulement ?
Plus on continue à ne rien faire, plus la situation s’aggrave. Je peux vous dire aussi que souvent, les gens n’ont plus les moyens de payer les impôts. Je souligne au passage que le
tissu de nos entreprises privées s’est rétréci comme une peau de chagrin.
Et pour revenir à la situation des établissements hospitaliers, force est de constater qu’ils commencent à manquer de tout ce qui est nécessaire.
Mais, plus grave encore, les statistiques qui disent qu’il y a 3300 médecins qui ont quitté le pays entre 2015 et 2020.
Les exemples sont nombreux. Un exemple parmi d’autres : le cas du service de radiologie de l’hôpital Charles Nicolle. Il y avait le chef de service et onze séniors (entre professeurs
et assistants). Maintenant, il y a la cheffe de service et trois seniors. A l’hôpital Habib Thameur, le chef de service travaille seul. La radiologie et la réanimation sont des spécialités très recherchées. Ajoutons aussi que le nombre de médecins qui se sont présentés au concours d’anesthésiste-réanimateur est en deçà des postes à pourvoir. Parce que ces spécialistes sont recrutés facilement à l’étranger. Mais il faut dire aussi que
les choses ont commencé bien avant ; elles se sont tout simplement accélérées depuis quelque temps. Cela ne se ressent pas beaucoup maintenant, mais, croyez-moi, dans cinq ans, la situation va devenir encore plus grave. Un service avec une seule personne, cela ne peut pas fonctionner.
Pourquoi n’avoir pas entamé une négociation avec certains pays où vont nos médecins ?
Les Français disent qu’ils ne peuvent pas empêcher l’installation d’un médecin chez eux.
Certes, mais la France n’a-t-elle pas des obligations et des responsabilités ? Ne peut-on envisager que la France finance des activités comme la création d’une faculté de médecine par exemple ?
Oui. Et du reste, cela ne peut qu’intéresser un pays comme la France. Reste qu’il faut regarder aussi du côté des salaires accordés aux médecins en Tunisie. Il n’y a aucune comparaison entre les salaires des radiologues et des réanimateurs entre la Tunisie et la France. Il faut revoir le mode de rémunération, avec un système de primes à servir en dehors du salaire pour encourager les médecins à rester dans le pays. Je sais que c’est difficile, car notre système de santé est défaillant.
Et c’est la raison pour laquelle certaines spécialités n’existent pas ou plus dans les hôpitaux. Si on continue sur cette lancée, il y aura un problème au niveau de la formation même des compétences médicales.Ajoutons à cela le manque de respect que rencontrent nombre de nos médecins dans nos hôpitaux.
Il fut un temps où il y avait les caravanes médicales.
Effectivement. Et il est regrettable que cela ait disparu, car cela a fait beaucoup de bien pour le pays. On a en effet réduit les spécialités dans les caravanes de la santé et obligé les
médecins à y aller. En fait, si vous n’avez pas les qualités de gestion et les moyens, vous ne pouvez rien faire.
Je voudrais signaler, ici, que l’Autriche a installé un centre de carcinologie à Jendouba en 2019, doté de tous les moyens. Et ce n’est que cette année que nous avons pu trouver 14 médecins pour cet hôpital. Je suis sûr, en plus, que ces médecins sont là parce qu’ils accomplissent leur service militaire.
Maintenant qu’ils sont là, encourageons-les à rester. Ne peut-on pas faire, malgré tout, de la santé en Tunisie un relais important de la croissance ? Je vous dis oui. Mais malheureusement, ce que nous avons bâti, nous sommes en train de le détruire. Nous avons 22 CHU, 36 hôpitaux régionaux et 100 hôpitaux locaux qui couvrent tout le pays. Reste que les 22 CHU souffrent parce qu’ils ne disposent pas assez de budget et voient une partie de leurs médecins partir alors qu’ils assuraient 75% de la masse des soins. Dans l’esprit des CHU, ces derniers doivent assurer la troisième ligne, tandis que les hôpitaux régionaux doivent assurer la première et la deuxième ligne. D’où la nécessité
de leur accorder les moyens nécessaires pour qu’ils fonctionnent le plus normalement du monde. Il ne faut pas laisser les CHU tout assurer. Exemple : les retards pris pour obtenir
un rendez-vous dans les CHU (jusqu’à un an) s’expliquent par ce fait.
D’une manière générale, peut-on dire que rien n’est perdu pour autant ?
Je peux dire que nous pouvons tout rattraper maintenant.
L’Etat peut prendre un crédit de la Banque centrale sur 50 ans et résorber le problème. D’autant plus que c’est de l’argent consommé qui n’a pas d’effet inflationniste.
L’argent à trouver n’est pas un problème. Reste qu’aucune instance internationale ne peut nous accorder de crédit, étant donné certains aspects politiques.
Mais nous parlons d’un crédit en interne.
Cela me paraît quand même difficile. L’Etat a des dettes de l’ordre de 45 milliards de dinars et les réserves ont été consommées. De plus, les instances internationales ne sont pas prêtes à nous donner de l’argent pour financer la santé. Parce que notre système de santé est bien concurrentiel pour certains pays. D’où certaines campagnes de dénigrement. Il faut dire aussi que nous n’avons pas réussi également à mettre en place les mesures et les moyens pour nous protéger et agir dans le bon sens. Il faut insister sur le fait que la Tunisie peut exploiter deux domaines : la santé et l’éducation. A la fois au niveau du secteur privé et du secteur public. Et lorsqu’on encourage le secteur privé, cela ne peut qu’avoir un impact positif sur le secteur public.
Nous voulons interroger un médecin qui a aussi une sensibilité politique et qui touche à ce domaine depuis longtemps. Commençons par parler du processus du 25 juillet 2021. Qu’en pensez-vous ?
Ce qui m’intéresse, c’est l’après-25 juillet 2022, l’après-référendum. Je pense que le chef de l’Etat compte instituer le système qui lui convient le mieux. Et c’est de bonne guerre.
Cependant, il faudra s’interroger sur les autres acteurs de la scène politique. Qu’est-ce que les autres partis politiques ont en fait prévu de faire ? En clair, que vont-ils faire pour sauver le pays ? Je remarque néanmoins que l’on se jette de nouveau, avec armes et bagages, dans le camp d’Ennahdha. L’on essaie d’obtenir des ambassadeurs européens une forme de soutien. Cela me gêne.
A propos d’Ennahdha, que pensez-vous lorsque son président est invité à la réception organisée par l’ambassade en Tunisie à l’occasion de la fête nationale ?
Il faut sans doute comprendre, à travers cette invitation, que le président d’Ennahdha bénéficie d’une certaine sympathie auprès de ces pays.
Mais n’y a-t-il pas là un droit d’ingérence ?
Je pense que nous devons réviser notre perception de ce droit d’ingérence, du moins concernant la manière avec laquelle il est perçu en dehors de nos murs. On a beau dire que c’est de l’ingérence, certains pays s’ingèrent quand même ! Il me semble que nos responsables sont en train de commettre des erreurs. Je vous donne un exemple : Pourquoi avoir auditionné le 19 juillet 2022 le président d’Ennahdha pendant neuf heures ? Pourquoi l’avoir fait, alors que le dossier est, semble-t-il, vide ? Il a été relâché et les militants et sympathisants d’Ennahdha en ont profité pour crier victoire. Ne s’agit-il pas là d’une nouvelle incartade ? On ne peut pas, de cette manière, discréditer Ennahdha. Loin s’en faut. On est, au contraire, en train d’accorder du crédit au mouvement islamiste, qui n’a pas manqué de défier le pouvoir. Qu’en pense le Tunisien moyen, sinon qu’Ennahdha est une victime ? Cela ne peut pas continuer comme ça !
Et quel regard portez-vous sur le paysage politique aujourd’hui ?
Je pense qu’aujourd’hui, nous ne devons pas jouer la carte des partis politiques. Mais la carte du pays qu’il faut sauver. Par qui ? Il y a peut-être lieu de constituer un groupe de personnes pour agir afin de sauver le pays avec un programme politique, économique et social qui tienne la route. Sans que cela soit clairement et nécessairement une émanation des partis. Vous comprenez, la situation du pays nécessite un sursaut. J’ai des informations qui indiquent que cette idée a un certain écho. L’idée peut faire son petit bonhomme de
chemin et renverser totalement la vapeur. La Tunisie dispose, cela dit, d’hommes de grande compétence et de bonne volonté pour concrétiser cette vision et ce choix.
Mais, n’est-ce pas un projet irréalisable ?
Pourtant, il faudra bien y aller. On ne peut plus faire, à l’heure d’aujourd’hui, cavalier seul. Il faut sauver le pays.
Après le 25 juillet 2022, il y aura les législatives du 17 décembre 2022. Comment allez-vous négocier ce tournant ?
Précisément, je pense qu’il faut se préparer dans la logique que je viens de décrire : il faut un front pour sauver le pays. Je pense que le Tunisien est déçu par les partis et qu’il faut, par conséquent, agir autrement. Il faudra se présenter avec des personnes qui ont du crédit.
Mais qui pourrait initier ce projet ?
Toute la question est là. Il faut, à mon avis, une personnalité qui ne soit pas, comme on dit, toxique. Une personnalité qui fédère. Une personne qui a une aura et qui soit pour ainsi dire nouvelle. Une personne qui dispose de certaines aptitudes telles que la prestance, le charisme et qui inspire confiance. Sinon, on ne pourra pas aboutir à quelque chose de bon. En plus de cela, il faudra entreprendre un travail de fond au niveau des régions, afin que le projet soit initié sur des bases solides. D’autant plus que la tâche est on ne peut plus difficile avec cette nouvelle Constitution qui n’accorde que peu de place au pouvoir législatif.
L’intégralité de l’interview apparaît dans le magazine de l’Economiste Maghrébin N° 850- du 3 au 31 août 2022