A voté. Le peuple de Tunisie, dans sa diversité, plus divisé, plus fracturé que jamais, a voté le 25 juillet 2022. Un an jour pour jour après le tsunami politique qui a dévasté le pouvoir d’Ennahdha. Le « oui » l’a emporté à plus de 95%. Mais au jeu des statistiques, le front du refus de la nouvelle Constitution l’emporte.
Les 2/3 des inscrits n’ont pas daigné se rendre aux bureaux de vote : Les abstentionnistes, c’est connu, sont majoritaires. Ils le seraient, de toute évidence, écœurés qu’ils sont par les manigances et l’incurie d’une classe politique assoiffée de pouvoir. Ils ont été rejoints par les pourfendeurs du référendum qui ont appelé au boycott. Au final, le Président Kaïs Saïed a certes gagné son pari, mais il n’a pu conquérir les voix des 2/3 de la population. Tous n’affichent pas une franche hostilité, néanmoins, beaucoup pourraient durcir leur désapprobation si la situation économique continue de se dégrader, à mesure qu’ils se sentiraient marginalisés, appauvris, déclassés ou, pire, encore rejetés sur le bas-côté.
Même ses plus fervents supporters, enrôlés sous la bannière « Le Peuple veut », ne se verraient pas à l’abri d’une désaffection, s’ils ne voient rien venir dans l’immédiat qui puisse les réconforter et nourrir leur rêve d’une vie meilleure.
La nouvelle Constitution, prélude de la IIIème République, a mis fin à un système politique hybride qui a la particularité de n’être ni parlementaire ni présidentiel. Ce ni-ni a plongé le pays dans une crise globale sans fin. La Constitution de 2014 était entachée par son incohérence. On y trouve tout et son contraire. Et surtout, comble de l’hypocrisie : un exécutif à plusieurs têtes. Le président de la République est élu au suffrage universel, avec des prérogatives limitées, ce dont il ne s’accommode guère, quel qu’il fût. Le chef du gouvernement dispose, dans le texte tout au moins, de tous les pouvoirs, que lui conteste le chef de l’État. Lui-même est assiégé par l’ARP, qui s’est taillé un statut hors norme en se plaçant au-dessus de tous et de la loi.
Trois niveaux de décision, sans aucune unicité de commandement. Le pays était comme un bateau ivre, ballotté par les vagues. Il naviguait par gros temps entre les récifs sans cap, sans boussole et sans la moindre visibilité. Il a fini par prendre eau de toutes parts, menacé même à chaque instant de naufrage. Il ne tient plus en équilibre sous la pression du déficit budgétaire (-9%). Il n’arrive pas à éloigner le spectre du défaut de paiement, en raison du poids de la dette -105 % du PIB – et de l’atonie de la croissance. L’explosion du chômage (20% de la population active et près de 40% pour les jeunes), celle de l’inflation à plus de 8% ajoutent à sa fragilité et à la montée des périls.
A aucun moment de sa récente histoire, le pays n’aura été aussi proche de l’abîme. Sans croissance, sans perspective, sans être en capacité de se redresser et de remonter la pente. Et sans espoir d’une vie meilleure. La fuite des cerveaux a fini par le dévaster et réduit à très peu de choses ses chances de résurrection. Plus de 100.000 enseignants universitaires, ingénieurs, médecins et des talents en tout genre ont voté avec leurs pieds et quitté le pays. Une hécatombe. Dont les effets sont déjà visibles dans nos universités et nos hôpitaux qui agonisent, sans qu’on puisse leur porter secours.
Le mal frappe partout et n’est pas près de s’arrêter. L’exode des talents met en difficulté nos entreprises et les prive de marges et de perspectives de croissance. Le pays est de surcroît gangréné par la corruption et les inégalités sociales qu’aggrave une inflation que rien ne semble pouvoir arrêter.
Il faut une sacrée dose de hardiesse et d’obstination pour oser un référendum constitutionnel dans un contexte économique, politique et social hautement inflammable. Kaïs Saïed l’a fait, en spéculant sans doute à raison – sur sa popularité plus que sur la pertinence du texte constitutionnel. Il savait aussi tout le bénéfice qu’il pouvait tirer du sentiment de rejet d’Ennahdha et de ses supplétifs. Il ne s’est pas trompé. Mais cette victoire ne doit pas faire illusion. Elle peut n’être que de courte durée, à la Pyrrhus en quelque sorte. Elle l’engage plus qu’elle ne doit le satisfaire. Il doit avoir présent à l’esprit que l’annonce de la nouvelle Constitution n’est pas l’aboutissement d’un processus. Elle n’en est que le début, au motif de réconcilier le pays avec lui-même, de rétablir la paix sociale, de relancer la croissance et de stabiliser les prix.
Le Dr Kaïs Saïed doit impérativement fermer les plaies qui menacent de pourrissement l’économie, le social et la politique. Les fractures idéologiques, sociales, régionales ne se résorbent pas d’elles-mêmes. Il faut du temps. Et des signaux au plus vite pour faire bouger les lignes et changer les choses.
Au-delà des mots, il lui faut convaincre de la pertinence de sa démarche. Sa légitimité politique en dépend. Elle ne résistera pas à un déferlement de la rue, en l’absence de grains à moudre et à distribuer. Pris entre le marteau du FMI et l’enclume des attentes sociales, sa marge de manœuvre est très faible. Il serait bien inspiré de changer de ton et de discours à l’adresse des investisseurs et des chefs d’entreprise qui envisagent ou qui s’apprêtent à quitter le pays. On ne saurait se fier à leur silence. C’est d’une certaine façon le calme qui annonce la tempête et la fuite des capitaux, tout autant que celle des talents et des compétences.
La nouvelle Constitution ne résistera pas à la pression de la rue. Et la IIIème République sera, au-delà des interférences politiques, ce que les acteurs économiques, sociaux et sociétaux voudraient au final qu’elle soit. Le Président Kaïs Saïed, qui s’est arrogé les pleins pouvoirs que lui confère un régime présidentiel sans contrepoids, ne peut tout décréter sans le consentement des forces vives de la nation. Sans quoi, il va droit dans le mur. Sans compromis politique et sans consensus social et économique, nous n’irons pas loin, nous n’irons nulle part, si ce n’est précipiter notre décrochage, notre déclin et notre marginalisation. Le redressement de l’économie et de nos finances publiques est l’affaire de tous. Il faut de l’engagement, de la mobilisation, un sursaut national, de l’enthousiasme et une plus grande disponibilité et compréhension de l’appareil d’État, englouti dans le marécage bureaucratique, pour retrouver les sentiers d’une croissance forte, durable et inclusive.
Le président de la République doit inscrire son action et son mouvement dans le sens de la marche de l’Histoire pour retrouver la confiance et construire de nouveaux consensus. Pour récolter les fragments et les lambeaux politiques et sociaux qui se sont fracassés contre le mur de la nouvelle Constitution, la sienne propre. Il en a les moyens, mais par d’autres solutions s’il veut sortir le pays de l’ornière.
Editorial paru au magazine de l’Economiste Maghrébin N° 850- du 3 au 31 août 2022