Une évidence : l’adoption par référendum, le 25 juillet 2022, d’une nouvelle Constitution constitue un acte de rupture net avec une décennie chaotique (2011-2021) au cours de laquelle les représentants de l’islam politique au pouvoir (parti Ennahdha et dérivés) ont usé et abusé. Et pour cause.
La nouvelle loi des lois consacre la présidentialisation du pouvoir, place le chef de l’État « au-dessus de toute redevabilité politique ou pénale » et tourne, ainsi, la page du parlementarisme instauré en 2014.
Nous sommes dans un régime hyperprésidentiel
Dans les détails, la nouvelle Constitution consacre l’émergence d’un régime de type nouveau, voire un régime hyperprésidentiel, autocratique, populiste et conservateur avec comme corollaires : un Parlement fortement affaibli; un pouvoir judiciaire réduit à une fonction; des élites et corps intermédiaires (syndicats, patronat, société civile…) marginalisés…
Morale de l’histoire : le Président Kaïs Saïed, en concentrant tous les pouvoirs, est désormais le maître absolu du pays, du moins pour le moment.
Empressons-nous, néanmoins, de préciser que nous ne sommes pas, pour autant, sous le joug d’un dictateur ou d’une dictature.
Pour preuve: jusqu’à ce jour, la liberté d’expression est garantie, la presse est libre, même si certains médias abusent par leur partialité scandaleuse et l’opposition s’exprime librement dans les médias et réseaux sociaux. Elle peut, non seulement, manifester librement dans les rues de Tunis; mais également se déplacer librement
dans tout le pays pour mobiliser les gens et les convaincre du bien fondé des causes et programmes qu’elle défend.
A ce propos, pour les Européens, particulièrement pour la France, « toute violation massive des droits de l’Homme et des libertés » serait la ligne rouge que Kaïs Saïed ne devrait pas franchir sans encourir le risque d’être isolé diplomatiquement et de subir de fortes pressions des puissances dites démocratiques.
La question qui se pose après le référendum est de se demander quelles sont les futures réformes du nouveau maître du pays, du moins les réformes les plus urgentes à entreprendre en prévision de l’organisation, dans cinq mois, d’élections législatives anticipées. Car l’adoption d’une nouvelle Constitution n’est qu’une première étape du processus de « correction de cap » engagé depuis le 25 juillet 2021.
Nous ne le dirons jamais assez, avec la grande marge de manœuvre dont il dispose à travers la promulgation de décrets-lois, le Président Kaïs Saïed peut enclencher des réformes salutaires pour le pays. En voici quelques-unes.
Une nouvelle loi électorale
Sur le plan politique, nous pensons que le chef de l’Etat va promulguer incessamment un décret-loi devant réviser fondamentalement la loi électorale et celle des partis. Succinctement, le Président Kaïs Saïed, contrairement aux constitutionnalistes
formalistes du pays, a toujours exprimé son aversion pour le mode de scrutin majoritaire de listes, qui a généré « le cirque parlementaire » d’avant le 25 juillet 2021. Il a constamment donné sa préférence au scrutin majoritaire uninominal, à deux tours. Lequel
collerait mieux aux attentes des citoyens.
S’exprimant sur ce sujet, le soir du triomphe du « oui » au référendum, le chef de l’Etat a déclaré qu’ « une loi électorale sera rédigée pour élire les membres du Parlement, du Conseil des régions et des districts; conformément à ce qui a été énoncé dans la (nouvelle) Constitution. Permettant ainsi à ceux qui étaient complètement marginalisés et éliminés de participer à la prise de décision ». Pour la loi sur les partis, cette dernière devrait, en principe, consacrer de manière claire quatre choses: la moralisation de la vie politique; l’interdiction définitive de l’instrumentalisation de la religion à des fins politiques partisanes; le rejet du nomadisme parlementaire; et l’obligation de résultats de la part des représentants du peuple.
Bientôt une Agence du Trésor de Tunisie
Au rayon économique et monétaire, et toujours en prévision des prochaines élections législatives, le Président Kaïs Saïed, confronté à l’insoutenabilité de la dette du pays (120% du PIB si on tient compte de la dette des entreprises publiques et des garanties de l’Etat) et son éventuelle conséquence, un défaut de paiement, aura à résoudre, en urgence, trois problèmes majeurs.
Le premier porte sur la négociation avec succès des facilités de paiement avec le FMI. Aux dernières nouvelles, il y a de fortes chances que l’institution de Bretton Woods donne son OK.
Le deuxième consiste en l’intensification des investissements dans l’agriculture en optant, s’il le faut, pour l’intensification de l’irrigation d’appoint. Il s’agit, entre autres, de tout mettre en œuvre aux fins de garantir l’autosuffisance du pays en céréales et de valoriser à l’export les produits de terroir, à travers une stratégie offensive en matière de conditionnement (huile d’olive, dattes, vin…).
Le troisième concerne l’enjeu d’accélérer le développement des énergies vertes. Et surtout d’arrêter au plus vite une vision claire pour la promotion de la production de l’hydrogène vert à partir des énergies renouvelables et de l’hydrogène gris enfoui dans le sol. L’idéal serait de charger au plus haut niveau un groupe de travail ad hoc pour aplanir toutes les difficultés rencontrées.
Dans le domaine monétaire, le chef de l’Etat serait bien inspiré de hâter la mise en place de deux institutions: une agence spécialisée dans la gestion de la dette, à l’instar de l’Agence française du Trésor, et l’Agence de participation publique qui aura pour mission d’améliorer la gouvernance des entreprises publiques à travers la révision du portefeuille des participations de l’Etat.
Pour un nouveau deal avec les syndicats
Vient ensuite le dossier social. C’est le véritable test de l’après-référendum. Car si les plus démunis, c’est-à-dire ceux-là mêmes qui ont voté pour le « oui » au référendum, constatent que leur situation, déjà précaire, s’aggrave, ils finiront par être désabusés et désavouer Kaïs Saïed. D’où l’impératif, pour le gouvernement, de se démener pour baisser les prix. Et ce, même si la tendance est à la hausse partout dans le monde.
En Tunisie, le gouvernement a, à cette fin, une marge de manœuvre, si jamais il décide de réformer de manière radicale les circuits de distribution et de réduire au maximum le rôle nuisible que jouent des intermédiaires sans foi ni loi.
La réforme la plus attendue dans le domaine social serait d’établir un nouveau deal avec les syndicats, dans la perspective de restaurer la valeur travail dans les entreprises publiques et d’y accroître la productivité.
Autre réforme et non des moindres : celle de la régularisation de la situation des Tunisiens résidant sur des terrains domaniaux ou exploitant des terres domaniales. Cette réforme, pour peu qu’elle soit engagée, est à même de booster la popularité de Kaïs Saïed et d’améliorer la situation matérielle de millions de Tunisiens qui, une fois propriétaires et titulaires de titres de propriété en bonne et due forme, pourraient vendre et hypothéquer leurs logements et disposer d’importants moyens pour investir. C’est ce qu’on appelle l’accès à la légalité de la propriété et l’essaimage de la propriété à la Thatcher (ancien Premier ministre britannique). Abstraction faite de l’ensemble de ces réformes, nous pensons surtout qu’elles sont réalisables, faciles à faire, voire à portée de main. On en a parlé longuement bien avant. Il suffit de les dépoussiérer et de faire preuve de courage politique.
Article paru dans le mag de l’Economiste Maghrébin n° 850 du 3 au 31 août 2022