En quelques semaines seulement de présentations théâtrales estivales, les signes révélateurs d’une décadence culturelle se sont déclarés violemment, traduisant une crise profonde de notre société post-révolution. L’irruption de la violence verbale et physique dans l’arène culturelle, jamais égalée dans notre histoire récente, n’est que le côté émergent de l’iceberg. Une vraie guerre civile est déclenchée entre les différents publics et fans via les réseaux sociaux, chose somme tout habituelle. Mais s’ajoute un élément nouveau, les acteurs, et autres stars, se sont jetés eux-mêmes dans la bataille, souvent conseillés et poussés par leurs producteurs qui voient dans les interdictions ou censures supposées et opérées par des parties souvent non gouvernementales une aubaine pour faire le buzz et en tirer par conséquent un profit matériel et commercial garanti.
Les acteurs doivent jouer à outrance les victimes d’une censure qui n’existe nulle part. A moins de considérer toute critique du contenu, souvent justifiée vu les niveaux, artistique, esthétique et intellectuel qui atteignent des seuils de décadence et de médiocrité jamais atteints auparavant, comme une atteinte à la liberté d’expression.
La culture contaminée par la politique
Pendant des décennies, la culture subit le dictat de la censure, souvent exercée par des commissions semi-officielles dépendant surtout du ministère de la Culture; mais aussi parfois aussi du ministère de l’Intérieur.
Cette censure s’exerçait préalablement et son intensité dépendait de la volonté exclusive du pouvoir politique. Et aucune autre partie, notamment les instances religieuses, n’avait autorité en la matière. Les lignes rouges, les sujets tabous, les interdits religieux et politiques étaient connus par les acteurs, les artistes, les metteurs en scène, les journalistes culturels. Et l’autocensure devançait même la censure. En évitant aux différents acteurs politiques et culturels une confrontation qui ne pouvait que nuire à tout le monde. Car on était encore à l’époque où l’Etat possédait tout. Et il n’y avait aucune possibilité de créer, de produire, de diffuser, de financer en dehors de l’assistance de ce dernier.
Quand l’Etat se « fâche » contre un artiste, c’est la mort certaine pour lui et il n’a qu’une solution, se soumettre ou renoncer à son activité. Pourtant, les cinéastes ont produit un cinéma d’auteur valable, les peintres des tableaux magnifiques, des hommes de théâtre des pièces remarquables, des compositeurs des chansons éternelles, des poètes une poésie sublime et des auteurs des romans magnifiques.
Cette époque est définitivement révolue, car si l’Etat reste chez nous le principal financier de la culture, ainsi que le principal client, il n’a plus le monopole de la censure et même de la production. Pour l’une et l’autre de ces deux fonctions, il est remplacé soit par des entrepreneurs privés pour la production, soit par des entités non étatiques pour la censure, syndicats, groupes de pressions , partis politiques, associations, qui au nom de la défense de leurs corporations, métiers ou symboles politiques refusent à ce qu’ils considèrent comme ayant franchi le seuil, de se produire quitte à les en empêcher par la force.
D’où la violence verbale et physique qui accompagne cette censure par les « masses ». Rien d’anormal à cela, sauf que la créativité est partout en panne. Les raisons de cette crise sont multiples et l’on ne peut rendre les artistes et autres acteurs culturels responsables, de la médiocrité ambiante. On a les artistes qu’on mérite !
Lorsque l’Etat faillit à son rôle régulateur, soit par les lois, soit par répression, dans tous les domaines, des groupes et des parties privés s’en chargent à leur manière. S’ajoutent aujourd’hui la force des réseaux sociaux qui façonnent dangereusement les opinions, au détriment de la liberté de penser et de créer.
Des dérives dangereuses peuvent s’effectuer au nom de la liberté, mettant en danger la marge obtenue par le désengagement de l’Etat de la censure.
Les affaires, Nahdi, Abdelli, deux figures de proue du star-système à la tunisienne révèlent le profond malaise de la culture dans notre pays. Spécialistes de la provocation et l’effleurement des sujets tabous, politiques, religieux, sexuels; ces deux larrons du théâtre enflamment leur public, pour créer du buzz et multiplier les recettes. D’autant plus que leurs producteurs sont des privés, qui comme toutes les sociétés privées aspirent d’abord à gagner de l’argent. Quoi de plus normal alors que de profiter des tentatives souvent malheureuses de groupes politiques ou sociaux de les censurer? Ils crient alors au scandale et au retour de l’hydre de la censure. Ils ne font ici que s’inspirer de la recette utilisée par les partis politiques quand ils sont dans l’opposition ou des ONG qui sont payées sur des fonds étrangers en fonction de leur activisme et de leurs rôles dans le système de contrepouvoir.
Or ces derniers temps, la politique-spectacle ne fait plus recette. Alors, ce vide a été comblé par les artistes du One-man-show. Lesquels relayent le même contenu que les partis politiques; mais enrobé de dérision et de pics critiques qui font pouffer de rires des millions de Tunisiennes et de Tunisiens. C’est un juste retour des choses, le spectacle n’est-t-il pas le métier des artistes, plus que des politiciens sans vergogne ont instrumentalisé?
Le règne des saltimbanques
Le mot saltimbanque dérive de l’italien, « saltimbanco » qui signifie celui qui saute sur un banc; en l’occurrence, les planches du théâtre. C’est ce que font tous les acteurs de théâtre et notamment ceux qui pratiquent le One-man-show.
Depuis quelques temps, les plateaux de télévision pullulent de politiciens et de chroniqueurs qui font leurs théâtres, pour convaincre la foule des téléspectateurs d’aller voter pour eux ou d’adhérer à leur parti politique. Pire, l’Assemblée nationale a été transformée en une scène théâtrale où se jouaient souvent des comédies de mauvais gout et parfois dangereuses.
Car, transmises en direct par notre tv nationale, elles ont fini de transformer le jeu politique en jeu théâtral. Cela faisait la joie de millions de téléspectateurs, qui en plus, participaient à travers Facebook à inciter ces gladiateurs que furent les députés à s’entretuer.
On connait la suite de ces mascarades, qui s’est soldée par la fermeture de cette cour de gladiateurs. Ce qui a poussé notre peuple toujours avide de spectacle à retourner vers les grandes salles plus appropriées et autres grands théâtres romains. Et ce, pour exorciser le mal-être qui le poursuit. La politique ne fait plus rire; alors vive les saltimbanques!
Dans la crise actuelle que vit le pays, il ne manque pas de scènes politico-théâtrales qui peuvent êtres assimilées à des dramaturgies et certaines autres à des scènes tragi-comiques. Comme lorsque la justice ordonne d’arrêter un accusé et la fameuse scène du traditionnel malaise cardiaque suite auquel le dit inculpé est tout de suite hospitalisé. Pour insinuer au grand public, voyeur par définition, que la personne est innocente, puisque choquée par un tel déni de justice. Cette tragi-comédie se répète chaque fois qu’un gros poisson politique tombe dans les mailles des filets des enquêteurs. La suite est connue puisque à chaque fois, l’inculpé est laissé en état de liberté; tout en continuant les procédures adéquates.
On a rarement vu un inculpé pauvre et issu des classes populaires s’adonner à ces jeux indignes de leurs auteurs. Car une personne digne doit par définition assumer les conséquences de ses actes; même quand elle subit une injustice.
Se donner en spectacle, jouer les malades imaginaires et les victimes sacrificielles est de la pure comédie qui a un volet tragique. Alors pourquoi exiger des acteurs du théâtre, les vrais, de ne pas utiliser leurs arts pour manipuler leurs fans et le peuple.
Les limites entre fictions et réalités s’estompent de plus en plus chez nous pour révéler une crise très profonde. Elle est le prélude à une décadence culturelle et surtout morale dont les supposées élites sont les principaux déclencheurs. Ce qui manque le plus à ces élites c’est bien le sens de l’honneur et de la dignité qui étaient jadis le propre des grands hommes de la politique et de la culture.
Les signes avant coureurs d’une décadence annoncée sont là! Ses stigmates se révèlent dans le champ culturel et avant ils se sont révélés dans le champ religieux. Quant au champ politique, il est déjà en ruine.