Au moment où l’on s’y attendait le moins, une décision « historique », prise par le Tribunal administratif, stipulant la suspension de la décision de révocation d’au moins 48 juges sur les 57 révoqués par Kaïs Saïed, est tombée tel un couperet qui devrait, normalement et logiquement, changer le cours de l’histoire en Tunisie dans la mesure où elle touche plusieurs domaines, à la fois.
En effet, il s’agit d’un véritable séisme, venu secouer la scène nationale puisqu’il a trait au fameux décret présidentiel rendu public tard dans la nuit du 1ER au 2 juin 2022 dans le Journal officiel pour annoncer la révocation de pas moins de 57 juges parmi ceux occupant les plus hauts postes du pouvoir judiciaire que le chef de l’Etat a décidé de dégrader en en faisant une simple « fonction » …
Le caractère théâtral et solennel, le timing et la nature des accusations imputées aux magistrats concernés par la « punition collective » prise par un simple trait de crayon et n’admettant aucune possibilité de recours laissaient entendre que la décision était mûrement réfléchie et minutieusement étayée.
Il faut dire qu’à lire la longue liste des accusations, publiée également au JORT avec la liste nominative des « révoqués », on s’aperçoit qu’elles sont tellement précises et détaillées qu’on ne peut être enclin à y croire.
Le Président face à la magistrature qu’il a voulu « affaiblir et assainir »
Plus encore, avec l’annonce de ladite révocation, Kaïs Saïed affirmait qu’une nouvelle Histoire de la Tunisie va être écrite tout en assurant qu’il dispose de dossiers attestant, entre autres, l’implication des juges concernés dans des affaires de corruption financière, d’enrichissement illicite, de violation du droit d’intégrité et d’impartialité, de violation des procédures dans les dossiers terroristes, de perturbation du service judiciaire, d’entrave aux poursuites de suspects, d’abstention d’ouvrir des enquêtes sur des questions de sécurité nationale, de déviation de procédures judiciaires, d’implication des affaires de contrebande douanière à grande échelle, etc.
Plus édifiant encore est cette affirmation par le chef de l’Etat que « des magistrats disposent de fortunes dépassant toute imagination » tout en révélant que « sa décision s’est basée sur les résultats d’enquêtes et de vérifications minutieuses ainsi que sur des données et preuves en provenance de diverses sources concordantes, judiciaires et sécuritaires… ».
C’est donc sur la base de ces « données corroborées » qu’il a pris sa décision envers lesdits juges, sans pouvoir de recours, sauf après avoir prouvé devant les juridictions qu’ils sont innocents des accusations qui leur sont imputées dans ledit décret présidentiel.
Nous écrivons ceci dans le sens où, d’ores et déjà, des bruits courent quant à une éventuelle tentative du chef de l’Etat de s’en sortir de l’engrenage dans lequel il s’est empêtré.
Leïla Jaffel, bouc-émissaire tout désigné, mais …
Ces bruits évoquent la solution de facilité classique consistant à désigner un bouc-émissaire, la ministre de la Justice, Leïla Jaffel, dans le cas d’espèce tout en disant qu’elle lui avait présenté des rapports erronés afin de régler ses comptes avec certains magistrats.
Or, ce serait trop banal au vu de la gravité de l’affaire et des accusations ayant porté un coup fatal, voire irréparable, aux magistrats « incriminés ». En tout état de cause, le peuple n’a vu et entendu que le président de la République qui a parrainé cette action déshonorant près de 50 juges.
Après tout, c’est le président de la République qui a signé et ordonné la publication du décret présidentiel au JORT et a parlé publiquement des motifs de ces révocations, et non pas Leïla Jaffel. Suffirait-il de dire : « on m’a trompé » ? Ben Ali l’avait dit un certain 13 janvier 2011, mais cela ne lui avait pas suffi d’éviter, irrémédiablement, le courroux du peuple qui l’avait contraint au départ après que les forces de sécurité et l’Armée l’avaient laissé tomber qui ne pouvaient se permettre de cautionner un chef d’Etat qui n’assume pas ses responsabilités.
Le peuple acceptera-t-il de nouveau : « on m’a induit en erreur… »
On n’en est, certes, pas encore là, mais Kaïs Saïed, bénéficiant encore d’un peu de crédit d’homme propre et intègre, devrait dire la vérité au peuple et fournir tous les détails sur toutes les parties l’ayant « induit en erreur », si c’est vraiment le cas, tout en révélant les tenants et les aboutissants des péripéties ayant entouré la prise d’une telle décision de révocation collective décapitant le corps de la magistrature de la « crème » de ses compétences.
Et dire qu’en annonçant sa décision, le 1er juin 2022, Kaïs Saïed qualifiait ceux qui mettraient en doute le sérieux du dossier de «menteurs et de serviteurs de certains lobbies » et que tout en veillant à ne pas commettre des injustices, il est déterminé à procéder à un assainissement radical de la justice…
Dans l’attente de la « parade » à trouver par le président de la République pour s’en sortir et prouver le contraire de ce que pensaient certains quant à un probable complexe développé par le chef de l’Etat vis-à-vis du corps de la magistrature qu’il n’a jamais cessé de rabaisser avec une multitude de décisions et une probable fixation obsessionnelle.
Il faut dire qu’il s’agit d’un « pouvoir » sensible et que le dossier, ainsi ouvert, risque d’avoir des répercussions d’ordre politique, économique, social et sécuritaire ainsi que sur le plan international, n’en déplaise au président de la République, d’où la délicatesse et la complexité de l’examen que le chef de l’Etat est appelé à subir.