Il les attendait par devant, ils sont venus par derrière. Nous voulons parler de Kaïs Saïed et les Américains et non des salafistes de Ali Laraayedh. Même pas un mois après le référendum, et après les tumultueuses déclarations des responsables américains à propos du processus politique engagé par le Président de la République, qu’une délégation imposante constituée de six parlementaires, deux députés et deux sénateurs démocrates et un sénateur républicain en plus d’un député républicain arrive.
Quatre démocrates contre deux républicains donnent déjà le ton, et prouvent que l’administration Biden, lui-même démocrate, compte peser de tout son poids diplomatique pour « corriger » la trajectoire du processus démocratique. Lequel aurait subi selon les Américains, une dangereuse déviation qui pourrait sortir le fleuron du « Printemps arabe » du club des nations dites démocratiques.
Cet empressement en pleine période estivale, à agir et imposer cette « correction du trajectoire », est dicté par le redéploiement de la diplomatie américaine face aux nouveaux défis imposés par les aléas de la guerre en Ukraine. Mais aussi par le calendrier politique tunisien qui prévoit des élections législatives en décembre prochain et l’émission d’un décret présidentiel qui précise la règle de jeu politique présidant à ces élections.
Le compromis introuvable
Le communiqué publié par l’ambassade américaine, à propos de cette visite, est un exemple en matière de subtilité diplomatique, de haute facture. Il annonce que la délégation des parlementaires américains a rencontré « le Président Kaïs Saïed à Carthage et des représentants de la société civile », sans les nommer et sans dire où.
Cet amalgame voulu permet de citer en vrac tout ce qui a été dit dans les multiples réunions, y compris avec KS. Sans préciser qui a dit quoi parmi les parlementaires. Et sans citer à aucun moment les propos de leurs interlocuteurs, y compris ceux tenus par le locataire de Carthage.
Le texte ainsi publié engage l’ambassade, mais aucun des membres de la délégation. Du grand art dans le genre de brouillage des cartes. On évite ainsi de déplaire à tout le monde et c’est diplomatiquement très fin.
Tout pousse à penser déjà que les démocrates et les républicains ne partagent pas forcément le même point de vue sur la situation en Tunisie. Le communiqué a une teneur moins agressive que celle des secrétaires d’Etat américains à la Défense et aux Affaires étrangères. Il prend acte de la tenue du référendum et donc de la nouvelle constitution sans critiques ni allusions négatives. Et même le considère de facto comme un fait accompli. Tout en insistant sur le code électoral, pour qu’il soit le produit d’une très large concertation. Afin qu’il permette une très grande participation aux prochaines élections législatives.
« Tout pousse à penser déjà que les démocrates et les républicains ne partagent pas forcément le même point de vue sur la situation en Tunisie »
Cela signifie que les USA appuient ces élections et vont pousser vers une plus grande participation des composantes politiques; à condition que le code soit « inclusif ».
Donc plus question de retour à l’ordre d’avant le 25 juillet 2021, du moins selon les parlementaires qui ont fait le voyage. Mais à condition que KS fasse le pas vers un compromis stipulant l’émission d’un code électoral approprié. Ce qui ressemble plus à un cri dans le désert. Car la réponse de KS, à travers le communiqué de la Présidence à propos de cette visite, ne laisse aucun doute quant à sa nature: un niet russe!
Pour mieux comprendre ce qui s’est passé lors des discussions entre KS et la délégation américaine, il n’y a pas mieux que le communiqué publié par la Présidence de la République à ce propos. Il faut supposer que le texte reprend les réponses aux questions posées par les parlementaires américains et qui ont provoqué l’ire de notre Président. Et ce, si l’on suit le ton solennel, énoncé dans le communiqué!
KS a rappelé les principes du droit international et la charte de l’ONU. Signifiant par là que les différents responsables américains ne les ont pas respectés. Et en particulier insiste t-il, le principe de la souveraineté des Etats et leur égalité devant les lois internationales. Ainsi que le principe de non ingérence dans les affaires intérieures.
« La réponse de KS à travers le communiqué de la Présidence à propos de cette visite, ne laisse aucun doute quant à sa nature: un niet russe! »
KS ne se contente pas de rappeler ces principes. Mais, selon le communiqué, souligne à ce propos que « les déclarations faites par un nombre de responsables ces derniers temps ne sont pas acceptables. Et ce, quels que soient les critères. Parce que la Tunisie est un Etat libre et souverain » !
Il ajoute que selon lui, en Tunisie, la souveraineté appartient au peuple qui a exprimé sa volonté lors du référendum et qu’il exprimera lors des prochaines élections! La messe est ainsi dite. Une façon très polie de dire aux Américains: « Occupez-vous de vos affaires et laisser nous tranquilles » ! Bien sûr il n’a jamais dit cela !
Mais KS, qui ne semble pas le moins du monde intimidé par cette ingérence américaine dans la cuisine intérieure tunisienne, en rajoute. En visant les amis des Américains, nostalgiques de la dernière décennie et qui en ont le plus profité. En témoigne la fuite illégale d’énormes sommes d’argent, en plus du sabotage du service public. L’on sait qui il vise par ces propos; et particulièrement les chouchous des Américains, les nahdhaouis et leurs affiliés. Le communiqué évoque aussi le principe qu’il n’y a point de démocratie sans justice sociale et l’égalité de tous devant la loi.
On peut imaginer que les parlementaires ébahis par ce cours de droit international, prononcé en arabe certainement, mais bien traduit, ne croyaient pas leurs oreilles. Car les Américains en général n’ont pas l’habitude de se faire sonner de la sorte. Et de plus par un Président de la République, professeur de droit de son état.
L’impasse
Mais la scène la plus « choquante » est illustrée par une photo où un sénateur, réputé par ses attaques contre KS et la Tunisie et recevant souvent des membres d’Ennahdha, salue chaleureusement KS en courbant l’échine et en baissant la tête. Photo virale, publiée parle service de communication de la Présidence et qui a été amplement partagée par les facebookers, fans de KS. Elle illustre selon eux le rapport de force existant entre KS et les USA… Goliath qui s’agenouille devant David!!! Evidement cela ne reflète nullement la réalité de la situation. C’est la Tunisie actuelle qui est à genou, n’en déplaise aux thuriféraires du Président.
L’impasse diplomatique et politique se confirme sur fond de crise économique et sociale. Aucun compromis en vue ne se profile. Parce que nos gouvernants sont grisés par leur situation de monopole du pouvoir et ne comptent pas céder un pouce de terrain conquis. C’est une grave erreur politique. Car, c’est lorsqu’on a tous les atouts qu’il faut négocier un compromis avantageux.
En attendant la publication de ce fameux code électoral si cher à nos amis américains qu’ils veulent évidemment inclusif, sans préciser qui inclure, les différentes oppositions à KS continuent à faire leur show. Car c’est bien de show qu’il s’agit, puisque aucune mobilisation n’est faite sur le terrain.
L’éternel politicien des moments de crise Néjib Chebbi continue pour sa part à réciter sa litanie de la nécessité d’un large front « pour le salut ». Tout en appelant à une sédition, avec la constitution d’un gouvernement qui serait issu de la défunte assemblée nationale qui est morte et enterrée. De même qu’en continuant de critiquer l’UGTT qui lui a posé un lapin. Ce qui lui a valu une volée de bois vert de la part d’un dirigeant de la centrale. Ce dernier lui ayant répliqué que son front de salut n’est qu’un front de salut de l’islam politique.
« L’impasse diplomatique et politique se confirme sur fond de crise économique et sociale. Aucun compromis en vue ne se profile »
Entre temps, il multiplie les signes d’allégeances aux chefs d’Ennahdha. Comme lorsqu’il a visité le fameux ex ministre des affaires religieuses, connus pour son soutien à Daech en Syrie. Ce dernier faisait un sit-in à l’aéroport. Alors qu’il est frappé par une interdiction de voyager et qu’il fait l’objet d’une enquête du pôle anti-terroriste pour avoir soutenu l’envoi de djihadistes en Syrie.
Pour un ex baathiste et un ex-prosyrien, qui est allé jusqu’à soutenir le massacre des Palestiniens à Tell Al Zaatar par les soldats du régime de Hafedh el Asad, Néjib Chebbi se surpasse dans le retournement de sa veste. Il est prêt à tout pour revenir sur le devant de la scène.
Quant aux autres oppositions, au lieu d’annoncer leur intention de se mobiliser pour le grand rendez-vous des élections législatives de décembre prochain, elles continuent à botter en touche. En laissant ainsi le terrain politique libre à leurs adversaires.
Il est de plus en plus clair, que la classe politique, pouvoir et opposition est hors jeu. Elle va quitter la scène par la petite porte de l’Histoire. Car justement elle n’a rien retenu de l’histoire ancienne et récente du pays. Quoi de plus normal que KS continue de faire cavalier dans un pays exsangue?