Qui l’eût cru ? Qui aurait imaginé un tel mouvement de bascule aux conséquences dramatiques pour le moral et la santé du pays ? L’évidence s’impose : l’abondance est loin derrière nous. Voici venu le temps des pénuries. Et des désillusions qui sèment trouble et panique. Même aux plus sombres années des crises structurelles au sortir des années soixante et au tout début des années 80, nous n’avons pas connu une telle hantise : manquer de tout et ne pouvoir disposer de l’essentiel, au risque de nous exposer aux pires désagréments et à toutes sortes de dangers. Nous n’avions jamais connu une telle avalanche de pénuries. Qui n’épargne aucun produit, si vital soit-il, aucune activité. Pas même et surtout la disponibilité des ressources humaines.
Signe des nouveaux temps : médicaments, sucre, farine, riz, huile végétale, café, carburant, matières premières, eaux minérales en pleine canicule sur fond de coupures récurrentes d’eau et d’électricité… font défaut, avec des apparitions furtives, pour disparaître aussitôt apparus. L’attitude des gens, échaudés par ce climat d’incertitude et de rareté contraint, voulu ou imposé, ajoute à la gravité de la situation.
Sur un autre registre, les pénuries de liquidités destinées au financement de l’économie et celles des compétences humaines, sous l’effet d’une fuite des cerveaux à une échelle jamais atteinte, freinent, quand elles ne paralysent pas, l’activité des institutions publiques et des entreprises privées. Elles limitent l’offre de service public et les capacités d’investissement, largement altérées par une politique monétaire restrictive. Les hôpitaux et les universités, pour ne citer que ceux-là, se vident de leur quintessence, de celles et ceux qui ont fait leur réputation dans le monde au profit des plus riches et des bien-portants de la planète, adeptes des émigrations voulues et choisies. Les entreprises – et pas que dans les télécoms – peinent à recruter cadres et techniciens supérieurs. Et quand elles y parviennent, elles ont peu d’espoir de les retenir. Triste scénario qui pointe à l’horizon, celui d’un désert médical et industriel que rien ne semble pouvoir arrêter. Et que dire, sinon que le manque de ressources financières et de compétences humaines fait le lit des pénuries de prestations de services publics et de produits en tout genre. La déstabilisation et la désorganisation en plus. Constat affligeant qui fait planer de sombres nuages sur la prochaine rentrée scolaire, politique et sociale. Il faut plus que des discours enflammés pour que ce mouvement de bascule ne se retourne contre les institutions de l’État ou de ce qu’il en reste et ne dégénère en chaos politique, économique et social. Vaste et laborieux champ de réformes en perspective ! Hors d’un contrat social et d’un large consensus national, point de salut.
Il faut remonter aux origines du mal pour retrouver les leviers de sortie de crise
Il faut remonter aux origines du mal pour retrouver les leviers de sortie de crise. Ce qui conduit impérativement à briser le cercle vicieux qui plonge le pays dans les affres de la dépression, des pénuries et des zones d’insécurité sanitaire, alimentaire et industrielle. Les pénuries généralisées ? C’est la face hideuse d’une économie et d’une société malades, à l’agonie. Et plutôt que de s’accommoder et de s’ingénier à gérer la rareté, aux origines douteuses ou criminelles sans espoir de redressement, il faut au contraire la combattre au moyen de l’unique thérapie que l’on connaisse à ce jour.
Il doit évoluer en État stratège, fort de sa vision d’avenir
Rien de moins que de retrouver les chemins de la vertu, ceux de l’effort, de la sobriété, de la valeur travail, d’une politique publique digne de ce nom et d’une gouvernance irréprochable. Qui fait la part des choses en délimitant le rôle de l’État, qui ne doit plus s’approprier plus d’espace de production et de distribution qu’il doit en avoir, au nom de l’équité et de l’efficacité. L’État patron ou gérant à tout-va n’est plus de son temps. Il a révélé, en raison de la complexité de l’économie, ses propres limites. Il ne peut plus faire mieux ni même autant, dans les secteurs concurrentiels, que les entreprises privées. Il a eu le mérite d’en assurer l’émergence et l’ascension. Il doit évoluer en État stratège, fort de sa vision d’avenir qui fixe un cap, ouvre un horizon, régule marchés et circuits de distribution, redistribue, protège et sanctionne. Il ne lui appartient plus d’exercer le monopole des importations de sucre, de thé, de café, de céréales, de riz… D’autres que lui, plus agiles, plus réactifs, plus intuitifs, mieux nantis financièrement, pourraient le faire, à moindres coûts économiques et sociaux. Le monopole public est un frein au développement d’une véritable politique agricole et commerciale. Il a sacrifié, à l’autel des subventions à l’import qui n’auraient jamais dû exister, notre agriculture et toute notre indus[1]trie agroalimentaire.
Les pénuries, devenues une épine en chair tunisienne, c’est aussi et surtout le signe et l’aveu d’un échec économique et d’une faillite politique
Les pénuries, devenues une épine en chair tunisienne, c’est aussi et surtout le signe et l’aveu d’un échec économique et d’une faillite politique. Une plaie béante qui n’arrête pas de gangréner et de disloquer le tissu social. Et pour cause ! Les pénuries sont synonymes d’inflation qui gonfle au fil des mois et des semaines, saignant au passage salariés, retraités et chômeurs. Il faut se garder de gérer les pénuries en injectant à chaque fois de nouvelles doses d’inflation qui font penser à la corde qui soutient le pendu. Le couple infernal pénurie-inflation est une voie sans issue. Elle accélère et aggrave la fracture sociale, expose le pays à tous les dangers et lui ôte toute perspective de redressement. Il y aurait beaucoup à faire pour venir à bout des pénuries en déclarant la guerre aux spéculateurs et aux profiteurs de crise. Mais si la situation de pénurie s’incruste, c’est fondamentalement parce que l’économie souffre d’un déficit de politique d’offre. Il faut à l’évidence une gestion moins laxiste des dépenses de l’État au train de vie qui paraît insolent au regard de l’effondrement du pouvoir d’achat national. Il a de ce fait asséché les liquidités bancaires et provoqué un énorme effet d’éviction. A quoi il faut associer une politique monétaire moins restrictive et plus accommodante, avec à la clé une baisse des taux d’intérêt – les plus élevés dans la région – qui plombent aujourd’hui les entreprises et freinent l’investissement, handicapé de surcroît par une fiscalité dont l’instabilité et la pression ont battu tous les records. Le retour de la confiance est à ce prix. Au prix d’un climat politique et social serein, calme et apaisé.
A moins de signaux forts d’ouverture, d’incitation, d’encouragement, d’apaisement et de ralliement, il y a peu à parier de voir le site Tunisie retrouver l’attractivité et les faveurs des investisseurs qui furent les siennes. Qui prônaient l’abondance et nous mettaient à l’abri du spectre d’infamantes pénuries.
Editorial paru dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 851 du 31 août au 14 septembre 2022