Ce qui s’est passé hier à la Place du Passage entre une patrouille douanière et des contrebandiers de cigarettes est l’illustration typique des conséquences de l’inapplication de la loi, conjuguée à un contexte économique difficile et à des enjeux financiers colossaux.
Le volume de l’économie souterraine en Tunisie n’a jamais pu être déterminé avec précision. Nous entendons toujours les experts parler de 50% de l’économie nationale. Nous pouvons confirmer que ce chiffre n’a rien à voir avec la réalité. C’est même du bon sens. Pour la BCT, le volume de ce commerce ne dépasse pas les 5 milliards de dinars, ce qui est tout à fait logique.
Mais comment 5 milliards de dinars sont en train de détruire une économie dont le PIB dépasse les 100 milliards ?
C’est essentiellement par le biais de la concurrence déloyale qu’il créé. Il suffit de passer devant les boutiques du centre-ville de Tunis pour constater qu’ils n’ont plus les moyens de vendre car la même marchandise qu’ils proposent est offerte à plus bas prix à quelques mètres, dans la même rue !
« Comment 5 milliards de dinars sont en train de détruire une économie dont le PIB dépasse les 100 milliards ? »
Les commerçants supportent des taxes, des loyers, des charges qu’ils doivent couvrir avec une marge élevée, alors que le vendeur clandestin se contente d’un effet volume car il n’a rien à payer. Investir dans un commerce légal n’a plus de sens, c’est même une perte !
L’Etat se prive donc de droits de douanes et de consommation, de TVA et d’impôts sur le revenu. Les caisses sociales se privent de cotisations et l’économie perd des dépenses dans des circuits qui draient des recettes car ce qui est dégagé dans le noir sera dépensé de la même sorte.
Les longues années de développement de ce commerce compliquent leur déracinement. Les rois de cette industrie ont désormais une force de frappe financière unique, avec des circuits bien rodés.
Ils disposent de leurs propres réserves en devises pour financer leurs importations. Ils ont pu infiltrer toutes les administrations où il suffit de trouver un ou deux collaborateurs pour que le circuit fonctionne à merveille.
L’Etat, qui ne fait plus peur, a une longue route devant lui pour bloquer ces circuits et trouver les moyens pour détecter cet argent sale qui finit toujours par une tentative de revenir à l’économie réelle, sous plusieurs formes allant de l’investissement immobilier à celui dans de luxueux salons de thé.
Changer d’approche
Une partie du pouvoir de ce commerce parallèle provient de sa capacité à faire vivre des régions entières, dans lesquelles l’Etat était historiquement absent.
Outre les régions frontalières, il y a des zones à l’intérieur du pays où les jeunes travaillent exclusivement dans ce domaine. Ils forment des communautés capables de tout faire pour se défendre. Durant des années, même sous Ben Ali, l’Etat a laissé libre ces clandestins fonctionner librement sans intervenir pour les interdire. Cela lui épargnait le casse-tête des revendications de développement.
Maintenant, le pouvoir central ne peut pas interdire du jour au lendemain cette activité. Même s’il parvient à le réaliser, il doit obligatoirement offrir une alternative, un avenir. Est-il capable de le faire ?
« Une partie du pouvoir de ce commerce parallèle provient de sa capacité à faire vivre des régions entières, dans lesquelles l’Etat était historiquement absent »
C’est loin d’être le cas pour une jeunesse qui ne vise qu’à quitter le pays, par tous les moyens. Appliquer rigoureusement la loi puis s’arrêter ne peut que renvoyer le pays dans une spirale de violence et de contestations qui risque de mal se terminer.
La lutte contre l’économie souterraine doit prendre la forme d’une stratégie multidimensionnelle, avec une forte composante sociale. Il faut proposer une stratégie de sortie de cette activité et un autre chemin pour la vie. Des investissements et du développement capables d’offrir un meilleur cadre de vie sont une condition sine qua non.
A court terme, il faut être plus innovant pour limiter les dégâts. Autrement, ce fléau continuera son et il ne serait pas offusquant de voir un jour des formes plus dangereuses, avec par exemple l’utilisation des armes pour se protéger.