L’avocat Kamel Ben Messaoud, qui a défendu les magistrats révoqués par le chef de l’Etat, évoque également les craintes réelles pour l’état des libertés en Tunisie et parle du risque de banalisation des pleins pouvoirs de Kaïs Saïed.
Comment évaluez-vous l’état des libertés dans le pays après les deux 25 juillet : celui du coup de force du chef de l’Etat en 2021 puis celui du référendum plébiscitaire en 2022?
Kamel Ben Messaoud : Il est d’abord à préciser que la décision de déclarer l’état d’exception, qui a été prise par le chef de l’Etat le 25 juillet 2021 en invoquant l’article 80, enfreint la Constitution de 2014. Il s’agit d’une violation incontestable de la Constitution du 27 janvier 2014, dans la mesure où cette décision ne répond pas aux conditions requises pour déclarer l’état d’exception.
Cette affirmation est tirée du texte même : l’article 80 dispose que l’état d’exception ne peut être déclaré qu’en cas de péril imminent qui, primo, menace l’indépendance du pays, son intégrité territoriale et l’existence même de l’Etat et qui, secundo, entrave le fonctionnement régulier des institutions et des rouages de l’Etat.
Lorsque ces conditions sont vérifiées cumulativement, le chef de l’Etat peut prendre les décisions qui s’imposent, qui doivent en outre avoir pour objectif un retour immédiat, sans délais, au fonctionnement régulier des institutions du pays.
Ce que la communauté des juristes a constaté, c’est que, d’un côté, le péril imminent n’était pas constitué et que quand bien même il l’était, ce n’était pas de nature à entraver le fonctionnement régulier des institutions et que, d’un autre côté, les mesures prises ne visaient pas le rétablissement du fonctionnement régulier des institutions.
Au contraire, c’était le prétexte pour annoncer un programme de réforme politique générale. Cette velléité de réforme a été véhiculée près de deux mois plus tard par le décret 117 du 22 septembre 2021 par lequel le chef de l’Etat s’est arrogé l’ensemble des pouvoirs exécutif et législatif, c’est-à-dire qu’il a usurpé le pouvoir législatif ainsi que les compétences du gouvernement qui était la deuxième composante du pouvoir exécutif.
Dans les dispositions de ce décret, le chef de l’Etat annonçait en outre qu’une commission allait être créée pour proposer les réformes politiques nécessaires à l’instauration d’un régime à séparation réelle de pouvoirs équilibrés dans un projet que le chef de l’Etat devait soumettre à référendum.
« Le décret 117 ne s’inscrit nullement dans le cadre de l’article 80 de la Constitution »
A l’analyse, il apparaît que ce décret 117 ne s’inscrit nullement dans le cadre de l’article 80 de la Constitution : la connexion entre les deux est factice. Cela visait en fait à donner l’impression à l’opinion nationale et, surtout, à l’opinion internationale, que le chef de l’Etat était en train de mettre en œuvre une disposition constitutionnelle.
Tout cela parce que celui qui enfreint la Constitution enfreint non seulement les dispositions régissant l’état d’exception mais aussi les autres dispositions constitutionnelles qui ont trait à la séparation des pouvoirs, à l’organisation et aux rapports qui doivent exister entre les pouvoirs exécutif et législatif.
Cela dit, le fait même de déclarer l’état d’exception est une menace grave pour les droits et libertés. Dans tout pays où est mis en œuvre le mécanisme de l’état d’exception, les juristes et les défenseurs des droits humains craignent pour l’existence même et l’exercice des droits et des libertés. En effet, il est communément admis que, parmi les garanties en la matière, il y a la séparation des pouvoirs qui sont au contraire confondus dans cet état d’exception décrété le 25 juillet 2021.
Mais ne peut-on pas considérer qu’au regard de la situation politique qui prévalait avant cette date-là, il n’y avait pas, pour faire cesser le désordre institutionnel prédominant, d’autres solutions que celle d’enfreindre le texte de la Constitution?
Politiquement, il est indéniable que, avant le 25 juillet de l’an dernier, le fonctionnement des institutions n’allait pas dans l’intérêt du pays, parce que nous avons commis l’erreur d’adopter pour l’élection du Parlement un système électoral proportionnel valable, en réalité, uniquement pour une Assemblée constituante.
Dans un régime parlementaire, pour dégager une majorité stable et garantir une efficacité gouvernementale, ce mode électoral proportionnel n’est pas adapté, surtout dans un pays à multipartisme sauvage comme le nôtre où le scrutin proportionnel donne un résultat d’effritement dans lequel aucun parti ne peut avoir une majorité confortable qui lui permette d’investir un gouvernement stable.
On l’a vu en 2014, puis en 2019 : aucun parti n’a réussi à avoir cette majorité en raison d’un système électoral qui, dans un pays où le multipartisme est sauvage, ne le permet guère.
Donc, politiquement, l’acte du chef de l’Etat en ce 25 juillet 2021, qui ne répond pas aux exigences de la légalité, pourrait trouver ainsi une justification, ou une légitimation. En droit, est légitime ce qui répond à une finalité de justice et d’équité pour la communauté des citoyens.
C’est pour cela que, au départ, un certain nombre de partis politiques et de personnalités y ont adhéré, alors que, par la suite, bon nombre d’entre eux ont changé de position : ils ont vu que ce que le chef de l’Etat faisait n’allait pas dans le sens souhaité d’une nouvelle organisation des pouvoirs avec l’émergence d’une grande majorité stable mais allait en revanche vers la concentration de tous les pouvoirs entre les mains d’une seule personne.
Après les assignations à résidence arbitraires, les empêchements de voyager, la mascarade de la consultation nationale et la très faible participation au référendum d’adoption de la nouvelle Constitution, après tout cela, est-ce que les craintes pour les droits et libertés demeurent à vos yeux?
Oui, c’est clair. Vous faites bien de rappeler ce qui a été fait entre les deux 25 juillet, de 2021 et de 2022. On ignore d’ailleurs, aujourd’hui encore, par exemple pourquoi certaines assignations ont été prononcées et pourquoi elles ont été levées. Je prends le cas de l’ancien secrétaire général du gouvernement et ancien ministre de l’Environnement Riadh Mouakher et qui avait cessé toute activité politique deux ans avant le 25 juillet 2021. L’assigner à résidence était un acte de provocation gratuite.
« Aucun ministre ne peut prendre une décision sans l’assentiment express ou tacite du chef de l’Etat »
Et l’on ne peut pas dire que c’est le fait du ministre de l’Intérieur parce que dans la nouvelle organisation des pouvoirs, aucun ministre ne peut prendre une décision sans l’assentiment express ou tacite du chef de l’Etat. On peut dire qu’il s’agit là d’une forme d’intimidation à l’endroit d’adversaires politiques, réels ou virtuels. Les interdictions de voyager touchent quant à elles à la liberté de circuler à l’étranger. Il y a eu aussi les procès contre des civils devant la justice militaire et qui concernent toujours des opposants au président. Certains sont avocats, d’autres ne le sont pas.
Il y a eu aussi la célèbre révocation en masse de magistrats que vous avez défendus devant le tribunal administratif…
… En effet, le 1er juin dernier a eu lieu la révocation présidentielle de 57 magistrats de tous les corps de la magistrature. Ce qui est vraiment grave, c’est que c’est là un signe précurseur de ce que nous pouvons craindre pour les droits et les libertés. En effet, on touche là à l’inexécution des décisions de justice par le pouvoir exécutif : 49 jugements ont été prononcés en faveur de la suspension des révocations, mais ces suspensions ne sont pas exécutées par le pouvoir qui en a été pourtant dûment informé, en plus d’une notification également, le 16 août, au Conseil supérieur provisoire de la magistrature.
Le décret portant révocation des 57 magistrats a été l’objet d’un recours en annulation et d’une demande de surseoir à son exécution. Et le premier président du tribunal administratif a prononcé, le 9 août, un jugement revêtu de la forme exécutoire, autrement dit que le président de la République doit sommer la ministre de la Justice d’exécuter ce jugement. Mais madame la ministre de la Justice s’obstine à ne pas l’exécuter.
Mais comment a-t-on pu prononcer un tel jugement administratif alors que le président de la République, en s’arrogeant les pleins pouvoirs, avait expressément indiqué que ses décisions ne sont pas susceptibles de recours?
Il est à rappeler que la loi, de 2016, portant organisation du Conseil supérieur de la magistrature a été abrogée par un simple décret-loi de février 2022. Ce décret-loi a été amendé le 1er juin 2022 pour, le même jour que la révocation, octroyer au chef de l’Etat la compétence de révoquer seul des magistrats. Et les décisions de révocations ont été prononcées avec une validité tant que les tribunaux n’avaient pas définitivement statué sur les reproches faits aux magistrats concernés.
« Le chef de l’Etat n’est pas un spécialiste du contentieux administratif »
On remarque ici que le chef de l’Etat n’est pas un spécialiste du contentieux administratif, car sa formule de révocation n’exclut point le recours pour excès de pouvoir ou en annulation, ce que nous avons fait pour gagner en procédure de référé, selon une jurisprudence constante du tribunal administratif qu’à l’évidence le président de la République ignorait alors qu’il s’agit, en droit commun, d’une procédure concernant toute décision soupçonnée d’illégalité : c’est un recours qui n’a pas besoin de texte, il existe de plein droit.
Pour rendre sa décision de révocations groupées non susceptible de recours devant le tribunal administratif, il aurait fallu que le chef de l’Etat le dise explicitement.
Vous estimez donc qu’il s’agit d’un oubli?
Oui, de la part du chef de l’Etat et de la part de ceux qu’il a peut-être consultés, il y a eu méconnaissance de la jurisprudence du tribunal administratif, à vrai dire connue des spécialistes du droit public. Pour la jurisprudence, les formules vagues du type « ce n’est pas susceptible de recours » n’empêchent pas les recours pour excès de pouvoir.
Mais alors pourquoi le tribunal administratif n’avait pas annulé les assignations à résidence sur cette base-là d’excès de pouvoir ?
En fait, pour ce qui est des assignations à résidence, le tribunal administratif en la personne de son premier président, seul compétent en la matière, n’a pas tranché.
Comparaison n’est certes pas raison, mais on peut, sans comparer les régimes Ben Ali et Saïed, parler d’une forme de banalisation des pleins pouvoirs, comme l’on parlait naguère de la banalité d’une dictature somme toute assez tranquille tant que le bassin minier de Gafsa ne s’était pas révolté. Comment appréhendez-vous cela de nos jours?
Le fait qu’une personne viole la Constitution de façon claire, organise une consultation populaire factice et s’octroie une Constitution adoptée par plébiscite par environ le quart des Tunisiens, tout cela constitue un environnement propice à d’autres violations que l’on observe par ailleurs, notamment avec les interdictions de voyager qui continuent d’avoir lieu, comme avec un ancien ministre, nahdhaoui, des Affaires religieuses, Noureddine Khadhmi. De plus, le fameux symbole S17 de signalement assez arbitraire se poursuit également. Il y a aussi un phénomène de fabrication de dossiers, montés de toutes pièces, qui prend de l’ampleur. Certaines plaintes, classées sans suite par l’Inspection générale du ministère de la Justice, refont ainsi surface, avec des réouvertures d’instructions.
Le risque de banalisation que vous évoquez est réel, car un certain nombre non négligeable de Tunisiens ne se disent pas seulement, s’agissant des magistrats et des autres personnes inquiétés, qu’il n’y a pas de fumée sans feu, mais bien plus encore et également : « bien fait pour eux ». Et cela avec la connivence de certains partis politiques qui soutiennent le chef de l’Etat, dans une ambiance où l’UGTT se fait toute petite, alors que l’on en attend de faire contrepoids.