Ancien magistrat, l’avocat Ahmed Souab livre ses appréciations sur l’état des libertés et des droits en Tunisie.
Verbe haut, ironie en coin, très critique à l’égard du président de la République Kaïs Saïed, Ahmed Souab évoque également pour leconomistemaghrébin.com le cas aujourd’hui presqu’insoluble de la toujours possible vacance au sommet de l’État.
Comment évaluez-vous l’état des libertés après les deux 25 juillet, celui du coup de force de 2021 puis celui du référendum d’adoption de la nouvelle Constitution en 2022?
Le principe des libertés en soi n’est pas entièrement menacé. Les textes n’ont pratiquement pas changé par rapport à l’ancienne Constitution, celle de 2014. Les chapitres relatifs aux droits et aux libertés ont presque été totalement repris. Mais au niveau des faits, l’on constate, manifestement, pas mal de reculs, notamment à travers les attitudes du ministère de l’Intérieur. Ainsi, la procédure de signalement dite S17 perdure avec une extension démesurée : c’est même pire que du temps d’Ennahdha.
De plus, la monstruosité des assignations à résidence arbitraires persiste sur la base des décisions de sauvegarde de l’ordre public datant du 26 janvier 1978. Au niveau des faits également, il faut relever le harcèlement direct de Kaïs Saïed sur des juges.
« La procédure de signalement dite S17 perdure avec une extension démesurée : c’est même pire que du temps d’Ennahdha »
Après la justice de Bourguiba, puis celle de Ben Ali, nous avons ainsi la justice de Saïed, c’est-à-dire l’excès dans l’application d’un article du Code de procédure pénale dont le dernier exemple significatif est celui de la mairesse de Tabarka avec un dossier judiciaire bidon créé par un bidule.
On voit aussi l’exploitation de manière extensible d’anciens textes qui lorsqu’ils sont appliqués par un libéral ne donnent pas matière à crainte mais qui peuvent être infléchis dans un sens très restrictif si l’on n’est résolument pas conciliant, comme ce peut être le cas en matière d’ordre public ou encore avec cette notion des finalités de la chariaâ introduites dans la Constitution, et qui est une bombe nucléaire, qui menace toutes les libertés. Or le seul contrepoids à cette menace salafiste, c’est l’État civil défini dans l’article 2 de l’ancienne Constitution et qui a été supprimé.
« Après la justice de Bourguiba, puis celle de Ben Ali, nous avons ainsi la justice de Saïed, c’est-à-dire l’excès dans l’application d’un article du Code de procédure pénale »
Les menaces sur les libertés sont donc présentes. Le déclin de l’indépendance de la justice, avec ce Conseil supérieur provisoire nommé par le président, aggrave ces menaces. Enfin, la menace vient de la future Cour constitutionnelle constituée uniquement de magistrats, qui plus est également nommés par le chef de l’État. Il faut noter aussi que l’accès à l’information est cloisonné.
Vous qui êtes issu du Tribunal administratif, vous n’ignorez pas que cette institution a été créée très tardivement, bien après l’indépendance du pays en 1956. Néanmoins, ce tribunal a prononcé des jugements allant à l’encontre des décisions du président. Estimez-vous que les magistrats administratifs peuvent faire contrepoids et contrebalancer d’éventuelles restrictions des droits et libertés?
Oui, bien sûr. Mais il faut faire la différence entre les compétences précises de chaque tribunal. Il y a des libertés qui dépendent du juge judiciaire : les associations, les syndicats et les partis politiques, l’intégrité physique, l’atteinte aux données personnelles, etc.
En revanche, d’autres libertés relèvent, comme pour l’assignation à résidence par exemple, du juge administratif. De par la loi, le tribunal administratif est le contrôleur du pouvoir exécutif. Cela est synonyme d’un rôle de contre-pouvoir.
Cela est le cas sur la question de la révocation de 57 magistrats par le chef de l’État. Mais il faut aussi tenir compte du fait que Kaïs Saïed a introduit une sorte de déstabilisation dans le corps des magistrats, qui sont, tout compte fait, des hommes et des femmes. Dans ce cadre, il est heureux qu’il existe des syndicats au sein de la magistrature.
En quoi le fait que la future Cour constitutionnelle ne sera constituée que de magistrats n’est-il pas de bon augure pour la justice?
Le principal problème est qu’on a rétréci ses compétences, notamment sur deux axes fondamentaux : la révocation du président de la République et le contrôle de l’état d’urgence.
Quant à sa composition par neuf juges, trois pour chacun des trois ordres, en préretraite, c’est scandaleux. Quand on connaît un peu la démographie des magistrats, je pense que cela va donner des nominations de juges en moyenne à deux années de leur retraite. D’où le risque d’un certain conservatisme et d’un manque d’audace et d’intrépidité.
Vous préconisez donc d’ouvrir l’accès à la Cour constitutionnelle…
… Oui, bien entendu, il y faut d’autres métiers, comme des avocats, des sociologues, des représentants de matières scientifiques mais également des représentants de la jeunesse, y compris celle des magistrats.
Êtes-vous optimiste ou pessimiste sur l’état des libertés et sur la capacité du citoyen à trouver, notamment auprès du Tribunal administratif, des relais pour ne pas voir ses libertés entravées par des excès de pouvoir?
Je suis toujours optimiste, même si cela fait rire dans mon entourage, surtout en matière de libertés. Pourquoi ? Parce qu’il faut mesurer la force de Saïed : il ne pourra jamais être plus fort que Ben Ali ou Ennahdha, qui ont tous les deux échoué finalement à assassiner les libertés et les droits.
De plus, nous disposons d’une jeunesse, comme par exemple à Al Bawsala et à Nawaat, qui, certes pas très nombreuse, mais qui est très active en matière de défense des libertés, tout comme bien des composantes moins jeunes de la société civile mais aussi la presse, qui joue son rôle de contre-pouvoir en donnant la parole aux défenseurs des droits et des libertés.
Les manifestations de révolte sont généralement aussi inattendues qu’inédites, comme pour le « mars 68 tunisien » ou le « mai 68 français », tout comme les mouvements du 25 juillet 2021. Pensez-vous que nous sommes à la veille de quelque chose d’inattendu ou d’inédit du même genre en Tunisie, mais cette fois contre Saïed?
En fait, ce n’était pas tout à fait inattendu : 68 était prévisible. Le 7 novembre 1987, de son côté, était en quelque sorte téléphoné du fait de la maladie du Combattant suprême. Il y a une sorte de culture arabo-latino-africano-méditerranéenne qui fait que dans l’inconscient collectif on croit au miracle, au zaïm.
Il y a eu Bourguiba, puis Ben Ali et à présent Kaïs Saïed. Mais, en fait, ce qu’il faut retenir, c’est l’échec de la transition démocratique, économique et sociale, avec un discours officiel complètement en déphasage par rapport à la réalité que vivent les gens et, depuis la célèbre formule d’Ommok Sannafa, par rapport au réalisme des agences de notation internationales.
« Il y a une sorte de culture arabo-latino-africano-méditerranéenne qui fait que dans l’inconscient collectif on croit au miracle, au zaïm »
Ce qu’il faut remarquer aussi c’est que l’adoption de la nouvelle Constitution n’a pas donné lieu à quelque chose de l’ordre d’une fête : aucun coup de klaxon dans les rues, seulement Saïed entouré d’une garde républicaine imposante. C’est ce qui est significatif. En outre, le désenchantement peut venir de la non-réalisation des promesses de Saïed lui-même, qui a tant et tant promis : l’hôpital saoudien de Kairouan, la récupération des biens spoliés, l’institution d’aides, via le fonds Fidaa, en faveur des personnels sécuritaires, la conciliation pénale, bref autant de promesses restées à l’état de promesses.
Ce sont en fait des balivernes qui peuvent se retourner contre leur auteur, qui avait pourtant, le 25 juillet 2021, des boulevards devant lui. Mais sa marge de manœuvre s’est considérablement réduite : les boulevards sont devenus des rues, les rues se sont transformées en ruelles, et maintenant c’est l’impasse.
Vous avez été l’un des rares sinon le seul à évoquer le cas de vacance au sommet de l’État…
… Oui, et c’était déjà le chaos avant la nouvelle Constitution, puisque le Parlement avait été suspendu puis dissous et que son président ne pouvait donc assurer un quelconque intérim constitutionnel au palais de Carthage.
Maintenant, en cas de vacance à la présidence, c’est le président de la Cour constitutionnelle qui doit assurer l’intérim alors même que cette Cour constitutionnelle n’existe pas !
« Ce sont en fait des balivernes qui peuvent se retourner contre leur auteur, qui avait pourtant, le 25 juillet 2021, des boulevards devant lui »
En cas de vacance, pour une raison ou une autre, c’est donc le vide à la tête de l’État ! Cela dit, sachant que, avant l’adoption de la nouvelle Constitution, c’était la cheffe du gouvernement qui devenait, en cas de vacance, la présidente par intérim. Mais ce n’est pas un simple problème, c’est vital pour l’État. Et cet état actuel des choses, où le vide institutionnel est possible, est la preuve que Saïed ne pense qu’à lui-même, qu’en somme il n’agit pas en homme d’État.