Les Incas ont doté l’humanité de deux richesses durables: la tomate et la pomme de terre. A l’origine, au Pérou, la tomate était un fruit oblong à peine plus gros qu’une date. Domestiqué au Mexique, ramené par les conquistadores en Europe au XVIe s., ce fruit s’est largement diversifié par hybridation et sélection pour devenir ce comestible si familier, à la fois gros, charnu et rutilant. Bien mûre, d’un beau rouge, à la pulpe fine, légère et très succulente, au goût aigrelet relevé fort agréable, la tomate est devenue une composante essentielle de notre cuisine. L’autre richesse est un tubercule qui est sans doute la conquête la plus roborative de l’homme. De la civilisation le plus haut perché du monde, la pomme de terre a dégringolé jusqu’à nous. Grâce à un ingénieux système, unique au monde, qui remonte au XVIIe s. et qui a perduré jusqu’à nos jours, la diaspora andalouse faisait pousser pommes de terre et oignons sur des centaines d’hectares de parcelles sablonneuses gagnées sur la lagune de Ghar el Melh pour pallier le manque de terres arables et de l’eau douce. Quant à la tomate, elle n’a cessé depuis d’être la première culture du pays suivie par la pomme de terre qui mérite d’être glorifiée. Car elle remplit depuis la nuit des temps le même rôle que le pain. Cette double fonction reste primordiale pour la majorité des pays du monde.
Pendant longtemps, la pomme de terre ne fut pas consommée en Europe car on la considérait comme nuisible, voire dangereuse. Ce n’est qu’au XVIIe siècle, dans certains pays comme l’Irlande, que les plus pauvres en firent la base de leur alimentation. En France, dernier pays à l’adopter en Europe, elle ne fut célébrée qu’à la fin du XVIIIe siècle et ses nombreux avantages reconnus. En effet, elle pouvait se conserver dans le sol. Ce qui la mettait relativement à l’abri du pillage et des incendies. Et, dans les mauvaises années, elle était nettement plus productive que les céréales. Toutes les craintes liées à cette solanacée ont peu à peu disparu et la culture de la patate est aujourd’hui la quatrième la plus importante à l’échelle mondiale après le blé, le maïs et le riz.
C’est que, historiquement, partout et toujours, la pomme de terre arrivait dans les fourgons de la misère et des calamités de toutes sortes provoquées par les conflits armés, les guerres civiles et l’anarchie. On l’associait indéfectiblement à la désorganisation des marchés en temps de disettes de céréales. Ce sentiment d’un abaissement qualitatif du niveau de vie était bien réel et la pomme de terre était le succédané d’une meilleure nourriture qui faisait défaut.
« Pommes de terre à petit prix, Ezzine est revenu ! »
A peine une année après la chute du régime de Ben Ali, dans le brouhaha de foire, où chaque marchand qui cherche à se positionner sur le marché donne de la voix pour attirer le chaland, sans pitié pour les oreilles des passants qui voyaient chaque jour qui passe leur pouvoir d’achat mis à l’épreuve, il nous arrivait de distinguer quelques slogans particulièrement accrocheurs. L’un, mémorable, était celui de ce marchand de légumes qui, pour vanter la baisse constante du prix de ses pommes de terre n’a pas trouvé meilleur slogan, annoncé telle une bonne nouvelle, mais aussi un défi proféré sans le moindre embarras: « Pommes de terre à petit prix, Ezzine est revenu ! » L’association que faisait ce vendeur, si provocatrice soit-elle, n’est certainement pas fortuite, et révèle dans son esprit cette intime identité entre une stabilité sociale associée à un degré relatif d’aisance et de bien-être socio-économique dussent-t-ils souffrir d’une certaine privation de liberté politique. Probablement échaudé par les revers de la « révolution » démocratique, il estimait que l’insoutenable flambée des prix, à la fois préjudiciable pour son commerce et fortement éprouvante pour les ménages les plus modestes, n’est que le signe d’un dérèglement plus général qui touche à l’ordre économique, politique et social au nom de ce mal profond qu’est le régime représentatif régi par le suffrage universel. Dans la phase initiale de la transition démocratique le peuple, se faisant souverain, s’était rapidement assimilé à l’État dont il ne tolérait la puissance que parce qu’elle incarnait la sienne.
Dix ans après ces faits, le jeu de langage de notre marchand, sa formule concise qui voulait rappeler à la foule la belle époque d’une aisance relative, ne peut plus s’incarner par référence à un passé récent; et encore moins par rapport à la réalité d’un présent péniblement vécu. Car non seulement « Ezzine » a disparu à jamais; mais avec la dégradation générale des conditions de vie ce mode de communication, jusque-là voué à la persuasion et à la séduction, n’est plus capable de reproduire à chaque instant un nouveau type de rapport avec le client dont l’état d’esprit est accaparé par la baisse de sa capacité à consommer, qui se détourne des étals et reste sourd aux appels des marchands qui, de leur côté, n’ont plus rien à vanter ni de message à transmettre.
Fruits et légumes sont désormais hors de prix, chers et de mauvaise qualité ou carrément manquants.
Kaïs Saïed, l’ami du peuple, adepte d’un État interventionniste qui domine tout et face auquel l’individu n’a plus aucun droit avait, à peine élu, enfilé le masque du justicier en guerre contre un secteur marchand qu’ils estimait anarchique. Il se lança aussitôt dans une campagne de lutte sans merci en faveur du « prix juste ». Forçant d’autorité hangars et entrepôts pour révéler au peuple, preuve à l’appui, les méfaits des spéculateurs, accapareurs et autres affameurs. En vertu de sa fonction présidentielle, il pensait pouvoir instaurer à lui seul un nouveau principe de régulation des prix du marché immédiatement prôné haut et fort. Il s’en fichait d’ailleurs de savoir si tous les produits n’ont pas le même potentiel spéculatif ou si la fonction de la plupart des marchands de gros réside dans le service rendu: par la sélection, l’assemblage, le stockage, la réfrigération et la livraison qui leur permet de fournir au consommateur des produits introuvables localement.
Tout grossiste étant pour Kaïs Saied un spéculateur en puissance.
Il avait alors établi sa propre estimation du prix public de la pomme de terre; même si celui-ci était loin de refléter l’état de l’offre et de la demande. Le kilo de patate fut alors fixé au prix « démagogique » de 500 millimes. Il n’a pas fallu longtemps pour que le pomme de terre, devenue introuvable, car récoltée pour être vendue à perte, retrouve son prix d’équilibre. On a cru alors, qu’au terme de cette fâcheuse immixtion dans les mécanismes du marché, le chef de l’État cesserait de délirer pour renouer avec le principe de réalité.
Les prix et les disponibilités des produits de première nécessité sont un bon indicateur attestant que toutes les conditions sont réunies pour assurer la bonne production et l’allocation des ressources nécessaires à la reproduction des hommes. Or, ce qu’ignore probablement le chef de l’État et certains membres de son gouvernement, c’est qu’en matière de sécurité alimentaire il est presque toujours question d’accès plutôt que de disponibilité. En d’autres termes, que la nourriture est souvent disponible dans la mesure où le secteur agricole est capable d’assurer cette disponibilité. Sauf que les gens ne peuvent pas toujours y avoir accès pour diverses raisons d’ordre social ou politique. Associés à la dégringolade du pouvoir d’achat, les prix des denrées alimentaires n’arrêtent pas d’augmenter en Tunisie et les ruptures de produits essentiels comme le riz, la semoule, le sucre, le café, la farine, le lait et le beurre s’enchaînent et désertent les rayons.
La situation politique n’est pas un élément accessoire, loin s’en faut. Sécurité alimentaire et stabilité politique et sociale sont souvent liées. Le manque de sécurité alimentaire est forcément générateur de désordres politiques.
Cela commence par des manifestations contre la cherté de la vie, des grèves sporadiques, des émeutes et répressions qui peuvent, en cas d’effondrement économique, se transformer en troubles civils majeurs.
Les dérapages des coûts ou les pénuries à intervalles auxquelles nous avons droit aujourd’hui, sont le signe que l’Etat a perdu le contrôle sur les événements. Il n’a plus de prise sur l’ordre des choses, n’assure plus le maintien de l’équilibre entre demande globale et l’offre courante de biens et de services. Le signe qu’entre le producteur et le consommateur s’interposent des pratiques que génèrent la corruption, les abus. Mais aussi la confiance qui s’étiole entre les institutions à l’origine du marché, qui fondent son existence et permettent son fonctionnement, et les structures légales et politiques de l’État que sont le gouvernement et ses entités politiques et administratives en charge de garantir la pérennité du respect des « règles du jeu ».
A la fin du mois d’août 2022, Kaïs Saïed, bravant la canicule, probablement pour entretenir son image durablement écornée par les revers tous azimuts qu’il ne cesse d’accumuler, a renoué avec son activité favorite. A savoir, se déplacer sur le terrain pour lutter contre les pratiques frauduleuses génératrices de pénuries en séries. Oubliant tout le reste, il a insisté, en s’adressant à sa ministre « du moindre mal », sur plus de vigilance principalement contre ceux qui veulent priver le public de pomme de terre, un féculent censé être disponible toute l’année et à un prix modique.
Dans l’intervalle, il avait quand même acquis certains principes élémentaires relatifs à la loi du marché. Notamment le fait que, contrairement à la spéculation et aux pratiques de monopole, le stockage de la pomme de terre n’est pas interdit par la loi et les milliers de tonnes entreposées sont le plus souvent des stocks régulateurs qui sont libérés selon les besoins du marché. Mais comme le naturel revient au galop, il ne s’est pas privé de mettre en garde les producteurs qui baissent les surfaces de culture certaines années et dans certaines régions ou qui laissent pourrir leurs récoltes. Or, ce sont là aussi des pratiques courantes et de bon sens économique contre lesquelles on ne peut rien faire. Elles tendent en cas de surproduction à rééquilibrer l’offre et la demande. C’est ce qui arrive généralement lorsque, suite à l’excès de production qui conduit à l’effondrement des prix, la saison suivante, les agriculteurs décident de ne pas replanter. La production baisse alors considérablement, les prix s’envolent et l’État, s’il a les moyens, est obligé de recourir à l’importation. C’est sur cette composante, les variations de superficies plantées, qu’une action régulatrice préventive peut être menée. En 2010 le prix du kilo de pommes de terre variait entre 600 et 750 millimes pour des coûts à la production qui oscillaient entre 320 et 450 millimes, sans compter le transport. Aujourd’hui le kilo de patate est de 1.500 DT, peu satisfaisant pour les producteurs qui rechignent à approvisionner le marché. Alors au nom de quoi ces derniers s’estimeraient-ils obligés de faire plaisir à Kaïs Saïed en payant de leur poche pour approvisionner le marché, tout en conservant intacte la rentabilité financière et leur profit?
En matière d’offre de produits alimentaires, une angoisse profonde étreint le président de la République à l’évocation en paroles, ou simplement en pensée, de la pomme de terre: son prix, son abondance ou sa rareté; ainsi que le type d’intervention des pouvoirs publics.
L’intérêt qu’il lui porte n’est pas fortuit. Des déboires en série avaient fini de faire de lui le propagandiste de ce tubercule. Combattant avec ardeur les préjugés qui s’opposent à ce qu’on vende à vil prix un aliment sur lequel on peut toujours compter pour nourrir la population en période difficile. Son rôle serait un rôle de « promotion », dirions-nous ; il prêche pour la disponibilité de la pomme de terre et met une extraordinaire persévérance au service du « combat pour sa dignité en faisant disparaître les entraves érigées bien souvent par les hommes eux-mêmes, dont l’esprit de domination, l’appétit de puissance, la soif de profit vont à l’encontre de conditions assurant à tout homme de quoi manger.
La cuisine de la pomme de terre, devenue l’un des aliments de base de l’humanité, se pratique sur tous les continents. Riche en glucides, protéine et en vitamine C, elle est apprêtée de mille façons, sert de mets principal, d’accompagnement à d’autres aliments ou intervient comme ingrédient dans la composition de plats simplissimes et peu coûteux. Frite, écrasée, garnie, en omelette, en sauce (tbikhet batata), en gratin, en purée (sans beurre évidemment), en salade froide, sous forme de brike bil batata et sans œuf, elle offre une multitude de possibilités. Il suffit simplement d’éviter la présence de quelques compères devenus trop chers (fromages, beurre, viandes et poulet). Autant de raisons d’assurer sa disponibilité et son prix minimal. Car au point où sont les choses, la pomme de terre est appelée, grâce à Kaïs Saïed, à participer plus efficacement à la couverture de nos besoins alimentaires quotidiens, à devenir la star de nos assiettes. Permettant d’élargir notre horizon culinaire et dépasser nos attentes les plus élevées.