Fondatrice de l’association « Nous tous » consacrée au pluralisme des mémoires de la Tunisie, la romancière Rabâa Ben Achour Abdelkéfi est déjà auteure de trois livres : « Bordj Louzir », « Ghandi avait raison » et « Quelques jours de la vie d’un couple ». Alors que son quatrième ouvrage est en route, elle nous reçoit dans sa belle demeure de la Médina de Tunis pour un entretien à bâtons rompus, à propos de l’écriture, des milieux littéraires, de l’absence de culture démocratique en Tunisie, de l’inculture répandue du fait d’un système éducatif catastrophique et du regard faussé de l’Occident sur notre société dont il ne mesure chez ses érudits que la complexité.
Comment êtes-vous venue à l’écriture ?
Vraiment sur le tard. Je me suis consacrée essentiellement à mes enfants dans un premier temps et à ma carrière d’enseignante : j’étais professeur de lycée. A quarante-six ans, j’ai passé l’agrégation, ensuite, à quarante-huit ans, j’ai soutenu ma thèse. Enfin, après un petit break à la Bibliothèque nationale, où j’ai suivi une formation de bibliothécaire archiviste-documentaliste, j’ai entamé ma carrière dans l’enseignement à l’Université. Après cela, un jour, lors d’une discussion avec ma sœur, qui a huit ans de plus que moi – elle est décédée en 2015 – je lui ai dit que c’était marrant que nous n’avons pas la même vision de la famille, que nous avons une perception différente aussi de celles de nos grand-mères, de nos tantes. Je lui avais proposé la rédaction d’un récit à deux, d’autant plus volontiers que nous appartenons à un milieu dont la particularité de compter des oulémas en son sein était de nos jours vouée à disparaître totalement. Initialement, il s’agissait d’apporter nos deux témoignages. Mais ma sœur m’a joué le tour de ne pas écrire elle-même. Donc, j’ai écrit un récit autobiographique à deux voix, sur notre famille, autour de la période du Protectorat français.
Ensuite, l’expérience de l’écriture m’ayant séduite, je me suis lancée dans un deuxième roman, plutôt sur la période de 1968, avec la vie estudiantine, la libération des femmes, leurs rapports avec les garçons, l’autorité encore pesante de la société tunisienne, le tout formant un livre allant entre le psychologique et le sociologique. Mon troisième roman, que j’ai intitulé « Quelques jours de la vie d’un couple », est une histoire prise dans les engrenages d’une société extrêmement répressive. A présent, j’ai entamé un quatrième roman, qui est l’histoire de deux sœurs.
Vous écrivez avec quoi, un stylo, une plume ?
Non, j’écris directement sur l’ordinateur.
De préférence la nuit, le jour ?
Pas la nuit, je travaille en général tôt le matin, sans me fixer d’horaires précis.
Et vous travaillez où ?
Dans mon bureau. Je ne peux travailler que dans mon bureau. J’ai pris goût à l’écriture. Avec mon premier roman, je me suis rendu compte que je ne me livrais pas vraiment, qu’il y avait une distance par rapport à soi, une forme de retenue. Je me suis aperçue par la suite que l’écriture était une rencontre avec soi-même. De sorte que plus on avance dans l’écriture, plus on a le sentiment d’être davantage vrai, de donner plus d’épaisseur aux personnages, peut-être pas en se livrant plus, mais en étant capable d’aller vers l’autre : le personnage que l’on sent et auquel on donne vie.
L’écrivain Philippe Sollers, en parlant de son écriture, dit que le « mot » défie la « mort ». Lacanien de formation, autrement dit instruit en particulier par le célèbre séminaire de Jacques Lacan intitulé « Les non dupes errent », je dirais pour ma part, en référence à la lettre « r » qui sépare les deux termes, qu’écrire permet de conjurer l’errance, autrement dit de vivre plus que de se contenter d’exister. Qu’en pensez-vous ?
Je pense que c’est une analyse intéressante et pertinente, mais on peut ne pas le vivre ainsi. Toutefois, surtout pour une personne qui écrit sur le tard, écrire est une manière de fixer le temps, qui, inexorable, rapproche de la mort.
Sur un autre plan, que pensez vous du milieu littéraire en Tunisie ?
Il n’y a pas de milieu littéraire à proprement parler. Il n’y a aucun contact, ce sont juste des individus qui écrivent. Il n’y a ni vision littéraire, ni communication, ni empathie des uns vis-à-vis des autres. L’esprit de l’écrivain tunisien est plutôt celui de l’universitaire, pas celui du créateur. A mon avis, on gère la littérature comme on gère un cours, et tout se passe comme si un professeur était en compétition avec un autre, ce qui est extrêmement désagréable. Par rapport aux mouvements littéraires dans le monde, on aurait pourtant pu créer une littérature tunisienne : il y a une spécificité, même si on utilise, comme moi, la langue française, et il ne devrait pas y avoir de barrière avec ceux qui écrivent en langue arabe. Ce qui est étonnant, c’est qu’on s’inscrit dans l’histoire de la littérature française et qu’on essaye de mimer les Français sans prendre en considération ce que les mots, pour nous, portent : le mot n’a pas le même contenu en France et en Tunisie. En se contentant de mimer, on ne crée pas notre propre histoire littéraire. Ce qui fait qu’il n’y a vraiment pas de communauté d’écrivains, pas d’échanges, pas de créations communes, pas de débat.
S’agissant des mots qui n’ont pas le même contenu selon que l’on se place en France ou en Tunisie, l’écrivain Saber Mansouri, dans son récent essai « Un printemps sans le peuple, une histoire arabe usurpée », fait le procès politique de l’usage inconsidéré d’expressions bruyantes comme « le printemps tunisien », « la révolution du jasmin », « l’hiver islamiste », etc. Quel commentaire faites-vous à ce sujet, tout comme à l’égard du fait que l’Occident, suivi en cela pas nombre de psy tunisiens, désigne généralement nos sociétés comme étant patriarcales, alors même qu’une part non négligeable de matriarcat les gouverne ?
Et comment ! Chez nous, la figure dominante, c’est la mère. Peut-être qu’auparavant, les femmes n’avaient pas de place publique, mais, dans le privé, la dominante est féminine. En tout cas, dans ma famille, l’autorité, c’étaient les femmes, et le chef de la famille, c’était le grand-père, mais le chef réel, c’était la grand-mère, toute puissante et autoritaire, ayant son mot à dire, son indépendance financière. Je pense que l’image patriarcale est complètement fausse. L’idée qu’on se fait en Occident de la Tunisie est faussée. D’un côté, on nous prête une exception que nous n’avons pas. D’un autre côté, on méconnaît les spécificités qui sont les nôtres, celle d’une société extrêmement complexe, qu’on ne peut définir par le patriarcat ou le matriarcat, du fait même que nous sommes les deux à la fois. Aujourd’hui, la société est en effervescence, il y a des changements fondamentaux qui sont à l’œuvre. Il est par ailleurs évident, concernant la première partie de votre question, que parler de révolution du jasmin est totalement erroné. Quand il y a des morts, notamment des enfants, on ne parle pas de printemps ! C’est le désespoir de gens qui n’en pouvaient plus de ce mélange de misères matérielle, sociale, sexuelle, et de misère tout court. A cet égard, Mansouri a tout à fait raison.
Et vous disiez aussi qu’il n’y a pas chez nous de débat… …
Non, il n’y a pas de débat littéraire. Sauf peut-être dans des cercles restreints, mais cela n’a pas de retombées concrètes : on organise des colloques, on parle, on discute, on émet des idées, on échange, on déjeune ensemble ou on dîne, on publie des actes de colloques, mais ça n’a pas de suite. Chacun rentre chez soi et l’affaire est close.
La philosophe Hannah Arendt assimile la démocratie au débat. Ce que vous dites est aussi une manière de dire qu’il n’y a pas de démocratie. N’avez-vous pas dans ces conditions le sentiment que chez nous, il n’y a qu’une juxtaposition des discours sans qu’il y ait d’échanges fructueux ?
Il n’y a pas d’échange réel. Ou bien on se heurte, et ça donne lieu à des insultes, comme on le voit sur ce qu’on appelle les réseaux sociaux, dont l’esprit est pourtant celui des échanges. Qui prend la peine de lire ce qu’on écrit et d’essayer de discuter ? Nous sommes sur des positions, nous ne savons pas ce qu’est l’échange. Nous n’avons pas de traditions de débat. On a été soumis à des régimes autoritaires, à l’école, on n’enseigne pas ou plus la culture du débat : les générations successives n’ont pas le même sens du mot débattre, qui est une notion ignorée, on n’apprend pas ou plus à discuter. Il n’y a plus de cinémathèques ni de clubs de lecture, sans parler du théâtre à l’école qui n’existe plus. Comment voulez-vous dans ce cadre-là que les gens débattent entre eux ? Ajoutez à cela que l’Assemblée des représentants du peuple a donné l’exemple d’un cirque permanent. Il n’y a pas d’apprentissage de la discussion, ni même de la négociation. Hormis dans certains cercles instruits, en nombre réduit, il n’y a rien nulle part.
En fait, c’est une question de culture démocratique… …
Oui, et cela passe par l’enseignement. Or on est en pleine crise. On n’enseigne plus les lettres, l’histoire, ces enseignements se sont réduits comme peau de chagrin. Le programme de philosophie a été tronqué des questions les plus importantes. Pour l’enseignement tunisien, l’ennemi mortel, c’est l’esprit critique. Les enseignants eux-mêmes, parce qu’ils n’assument pas le questionnement, ne sont pas à même d’inculquer une culture de démocratie. Vous citez dans notre entretien de grands auteurs, il faut avoir à l’esprit que beaucoup de gens n’en ont jamais entendu parler… On enseigne plutôt le licite et l’illicite, l’enfer et le paradis.
Vous n’êtes donc pas optimiste, même si vous avez créé votre association « Nous tous » sur le pluralisme ?
Non. Même si, sur le long terme, il y a une jeunesse qui en veut et qui en demande tellement qu’on peut penser que la société civile, avec la peinture et la danse par exemple, peut un tant soit peu remédier aux défauts du système éducatif. Mais ce n’est pas pour demain. Surtout sous le régime de concentration des pouvoirs entre les mains du président de la République.
Cela ne veut pas dire pour autant que je baisse les bras. Je ne suis pas pessimiste en ce sens que je dois, à ma façon, apporter ma petite pierre à l’édifice. L’association « Nous tous » vient ainsi du fait que j’ai été choquée par l’inculture générale de nos enfants. La méconnaissance de l’Histoire est gravissime. Un exemple : la bibliothèque du sociologue Paul Sebag a été offerte à l’Université de Tunis, mais lors de la cérémonie dédiée à ce don, des étudiants nous avaient reçus avec des jets de pierres. …
Parce qu’il est juif ?
Oui. Parce qu’ils ignoraient totalement que Sebag est un Tunisien, ils ignorent également qu’il y a des juifs tunisiens, comme ils ignorent qu’il y a eu et qu’il y a des Maltais et des Siciliens de Tunisie. En fait, ils s’imaginent que nous sommes tous musulmans sunnites, peut-être même tous malékites. C’est énorme comme niveau d’ignorance. De Ben Ali à nos jours, on a tout fait pour que les gens ne réfléchissent pas. En réalité, l’islamisme est encore omniprésent. Même dans la rue : voyez au Kram, où les noms des rues sont désormais inscrits en arabe seulement !
Pourtant, on fait aujourd’hui encore grand cas, en matière de lutte contre le fanatisme religieux, du passage, de 1989 à 1994, de Mohamed Charfi au ministère de l’Education, de l’Enseignement supérieur et de la Recherche scientifique.
Certes, mais sa réforme n’a pas été très poussée, ni approfondie, au contraire, elle n’a pas eu le temps nécessaire de se déployer pour donner ses effets. Le problème, avec l’obsession de l’arabisation, c’est qu’elle ne se fait pas dans l’objectif de moderniser la langue arabe, elle vise plutôt à diminuer la richesse des programmes. L’exemple type est celui de la philosophie, où l’on passe outre les questions essentielles qui peuvent interpeller les jeunes.
Revenons à vous. Quel a été le choix de vos parents pour votre éducation ?
Nous sommes six enfants dans la famille. L’aînée a fait l’école de la rue du Pacha, elle est donc totalement bilingue. Le cadet, mon frère Yadh, était au lycée Carnot avant d’être inscrit au lycée Alaoui suite aux événements de Bizerte. Moi, j’ai fait l’école primaire à la Mission française, puis, comme lui, j’ai été inscrite au lycée de la rue de Russie. Les deux derniers ont fait l’école de la République. En fait, mon grand-père paternel était unilingue, mon père était bilingue en apprenant le français à la maison. Nos parents ont compris l’intérêt du bilinguisme.
L’interview apparaît dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n852 du 14 au 28 septembre 2022