Le débat sur le décret-loi n°2022-54 relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication fait rage chez les journalistes, la société civile et les internautes. Car, ses détracteurs soupçonnent le pouvoir en place de chercher à porter atteinte aux libertés individuelles; ainsi que d’étouffer toute voix discordante. Au prétexte de la lutte contre « les fausses informations et les rumeurs ». Ces fameuses fake news.
Enième polémique dans la sphère publique en Tunisie. Le décret-loi relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication publié au Journal officiel du 16 septembre 2022, est-il un texte destiné à la lutte, somme toute légitime, contre la désinformation, les fake news et la prolifération des rumeurs qui polluent sur les réseaux sociaux? Ou un moyen utilisé par le pouvoir pour museler les libertés individuelles et faire taire les voix dissidentes?
Le débat est lancé. Et ce, d’autant plus que ce texte controversé prévoit des peines allant jusqu’à l’emprisonnement et des lourdes amendes à l’encontre de toute personne divulguant de présumées fausses informations.
Ainsi, le décret jugé très répressif par ses détracteurs, introduit une peine de prison de cinq ans et une lourde amende pour toute personne répandant des « fausses informations » ou des « rumeurs » en ligne. Il prévoit en outre une peine de prison de cinq ans et une amende de 50.000 dinars tunisiens. Et ce, contre toute personne « qui utilise délibérément les réseaux de communication et les systèmes d’information pour produire, promouvoir, publier ou envoyer des fausses informations ou des rumeurs mensongères ».
A savoir que le décret vise les personnes qui répandent des intox afin de « porter atteinte aux droits d’autrui, à l’ordre public, à la défense nationale ou pour semer la panique au sein de la population ». La peine prévue est « doublée » en cas d’intox visant des responsables de l’Etat.
Flou artistique
Le hic, c’est que le texte omet délibérément de donner une définition juridique de la « fausse nouvelle » et de la « rumeur ». Laissant ainsi un champ libre à l’interprétation débridée aux services de sécurité et à ceux de la justice. Un flou qui suscite de vives appréhensions légitimes au sein de la corporation des journalistes et des professionnels des médias.
A savoir que les journalistes étrangers sont également concernés par les dispositions de ce décret. Lequel stipule dans l’un de ses articles que la presse étrangère qui publie de « fausses informations », jugées hostiles « aux intérêts tunisiens » pourra tomber sous le coup de ce décret-loi.
SNJT : « Une menace sur la liberté de presse »
Sitôt publié, le texte a suscité des remous. Notamment chez les journalistes qui soupçonnent un dispositif juridique réprimant les libertés.
Et c’est donc tout à fait dans l’ordre des choses que le Syndicat national des journalistes tunisiens est le premier à monter en ligne. Ainsi, il a appelé lundi 19 septembre, « à retirer le décret-loi n° 54 de l’année 2022, pour son opposition à la constitution, aux engagements internationaux de la Tunisie, aux principes de liberté de presse, d’expression, aux droits de l’Homme, et au principe de proportionnalité du crime à la punition ».
Par ailleurs, le SNJT, qui exprime dans un communiqué sa « forte préoccupation », indique que « ce texte a comporté, outre les articles de lutte contre les crimes des systèmes d’information et de communication, de nombreuses peines, dépourvues de proportionnalité entre l’acte et la punition. Etant donné que les crimes d’édition ne peuvent être sanctionnés par une peine de prison de cinq à dix ans ».
Toujours selon le communiqué, le Syndicat des journalistes « met en garde contre ce décret-loi qui menace la liberté de presse, d’expression et d’édition. Et ce, du fait de son imbrication avec les prérogatives du décret-loi n° 115, donnant au pouvoir un prétexte d’esquiver les décrets-lois organisant le secteur ».
« Une loi liberticide »
Pour sa part, l’ONG Reporters sans frontières estime qu’avec cette loi, « c’est la liberté de la presse, un des acquis les plus importants de la révolution démocratique, qui est désormais attaquée ». Par conséquent, elle demande l’abrogation de ce décret-loi au plus vite.
« La lutte contre la désinformation et les fake news ne peut emprunter la voie de la censure et de l’interdiction d’informer. C’est une loi liberticide destinée à dissuader les journalistes de faire leur travail. Elle vise à créer un climat de peur et à pousser les professionnels à l’autocensure. Un choix absurde qui fera le lit des fake news que cette loi est censée combattre ». Ainsi, se prononçait Khaled Drareni, le représentant de RSF en Afrique du nord.
Revenant sur ce dossier explosif, la présidente du PDL, Abir Moussi a indiqué, dimanche 18 septembre 2022, sur les ondes de Mosaïque Fm, que si cette loi devait être appliquée, « le président de la République, Kaïs Saïed serait le premier à devoir rendre des comptes ». Ajoutant que, pour sa part, elle n’avait jamais propagé de fausses informations et qu’elle serait honorée si jamais elle était condamnée en vertu de cette loi, « puisqu’elle serait une prisonnière d’opinion ». Est-ce son rêve secret?