Il y avait autrefois un souverain d’un petit pays, qui était le plus excellent prince de son temps, équitable et doté des plus nobles qualités et dont l’éthique et la piété étaient légendaires. Il se faisait autant aimer de ses sujets, pour sa sagesse et son amour de la justice, qu’il s’était rendu redoutable à ses opposants par le bruit de ses colères autant que par l’appui et la réputation de ses fidèles officiers de grades élevés, protecteurs du royaume, commandant des troupes bien disciplinées, mobilisables à tout instant pour réprimer les forfaits qui se commettent sur ses territoires. Tous ses sujets lui prédisaient alors un règne long et glorieux.
Pendant les premiers jours de son règne, il se sentait tellement proche de son peuple qu’il refusa de s’installer dans le palais qu’on lui avait fait préparer tant la magnificence et le faste contrastent avec ses origines modestes tout en l’éloignant de ses sujets. Cédant aux pressions de ses intendants, il finit par s’y installer et en fit sa demeure. Mais au lieu de goûter le confort dont il avait droit et le repos dont il avait besoin, il se réveillait chaque matin avec violence; l’affreuse décennie que le pays avait vécu sous les précédents régimes contrôlés par des prétendument pieux croyants mais qui agissaient pourtant en païens mécréants, rappelaient dans sa mémoire les plus cruelles réflexions. Toutes les circonstances des abus commis à l’endroit du peuple se présentaient si vivement à son imagination qu’il en était hors de lui-même.
Néanmoins, quelque occupé qu’il fût de ces pensées affligeantes, il vaquait normalement aux activités que lui dictait sa fonction. Le royaume n’étant que la somme des sujets du roi, il accordait toute son attention à leur bien-être et au respect de leurs droits. Tous ses sujets, sans exception, étaient donc reçus en premier pour présenter leurs doléances.
Prêtant une oreille attentive à leurs tristes paroles, le Sultan était touché par leurs pitoyables plaintes, pénétré de leurs peines et promettait de leur offrir son secours. Il dépendît de moi seul d’apporter du soulagement à vos maux, leur dit-il, et je m’y emploierai de tout mon pouvoir.
Il lui arrivait aussi d’accueillir avec faste d’autres souverains de l’empire ou s’entretenait avec leurs émissaires, et toujours en présence d’une jeune courtisane qui agissait curieusement comme l’impératrice douairière de la cour. Elle était tout à la fois administratrice et juge du palais. Elle faisait preuve d’une fermeté brutale que craignaient tous les conseilleurs du sultan. Les vizirs, les émirs, les officiers de la garde, enfin toute la cour. Comprenant mal la confiance que le Sultan avait en elle, ils lui prédirent qu’elle lui sera funeste, car ils savaient de bonne part que c’était une espionne envoyée par ses ennemis pour le discréditer; voire attenter à la vie de sa majesté.
Le Sultan, qui était naturellement fort d’esprit et inflexible, n’eut pas assez de pénétration pour s’apercevoir de la méchante intention de la courtisane. Il avait assez de fermeté pour persister dans son premier sentiment. Il jugea que les honneurs et les bienfaits qu’elle recevait lui avaient suscité des ennemis et qu’il ne se laisserait pas surprendre par leurs impostures.
C’est donc au sein d’une cour royale agitée par de basses rancœurs autour des femmes et d’hommes animés par l’ambition, les rivalités et la jalousie, que se sont agrégées des petites coteries prêtes à sacrifier l’intérêt général pour les besoins particuliers de princes et de courtisans en manque de reconnaissance.
A peine fut-il intronisé, le Sultan hérita du Grand Vizir encore en place, qui agissait dans le passé sous un monarque qui régnait et gouvernait en despote éclairé dont on vantait la gloire auprès des souverains étrangers. Dans l’attente de son remplacement, il se conduisit en serviteur fidèle du nouveau Sultan, s’acquitta convenablement de sa tâche, sans pour autant réussir à améliorer les affaires du royaume. Ce Grand Vizir aurait pu continuer à exercer son vizirat; malgré l’avènement d’une nouvelle dynastie. Mais certains trouvaient que sa reconduction ne correspondait pas au changement attendu par le peuple car frappée du sceau de l’illégitimité.
Pour satisfaire l’Assemblée des Oulémas, le Sultan, après les déboires qu’il connut à la suite de deux choix malheureux, puisa parmi les conseilleurs de sa cour l’un des plus fidèles de ses fidèles qu’il chargea de la fonction de Grand Vizir en attendant sa confirmation par l’Assemblée.
Il ne manqua pas, toutefois, de lui rappeler, que lorsque la conduite du Grand Vizir est bonne, lorsque son jugement est sain, l’État est prospère, le peuple satisfait, son existence assurée et l’esprit du souverain est alors libre de toute inquiétude.
Si, au contraire, le Grand Vizir se conduit mal, des désordres graves surgissent dans l’État et l’esprit du souverain ne cessera d’être assailli par les soucis et son royaume sera livré aux troubles et à l’agitation.
Malgré les réserves exprimées à l’endroit du Grand Vizir, qui ne résultaient nullement d’un grave manquement à ses devoirs, mais de la crainte, partagée par quelques seigneurs de tribus ainsi que par les compagnons intimes du nouveau monarque, qu’il soit incapable de défendre demain la renommée de son souverain, le Sultan, qui n’a rien perdu de son caractère irascible et ombrageux, resta intraitable dans son choix. Mais accablé par les critiques des opposants à sa politique, placé dans une situation difficile par les réclamations des créanciers du royaume, sourd aux conseils des savants, manquant de fermeté, le Grand Vizir avait vite fait de porter atteinte aux affaires du royaume et nuire à la réputation de son souverain.
Il est bien dangereux à un monarque d’avoir de la confiance en un homme dont il n’eût point éprouvée la fidélité en l’élevant à une telle dignité.
Alors qu’il devait au Sultan une obéissance aveugle et une totale soumission, mais craignant de perdre sa fonction sous les charges de ses détracteurs, il se mit à agir délibérément contre les intérêts de son bienfaiteur et maître, céda aux pressions d’une majorité de notables hostiles à la dynastie, se mit sous la protection du Grand Imam qui, craignant à son tour d’être jugé étant donné les crimes commis et l’incidence de ces crimes sur la sécurité du royaume, cherchait à se servir du Grand Vizir pour détrôner le Sultan et usurper ses états.
Le délabrement du pays, le manque d’organisation de l’administration, l’appauvrissement des familles, la corruption qui ne cessait de s’étendre à toutes les institutions et le désordre qui affectait les travaux d’une Assemblée dirigée par le Grand Mufti, un brin rusé et roublard qui ne manquait pas une occasion pour ravir au Sultan certaines de ses prérogatives; tout cela le plongeait dans une noire mélancolie qui troublait tout l’enjouement qui sied aux pouvoirs souverains qui appartenaient à la seule majesté royale et tout l’éclat qui l’environne.
Un soir, face aux cris de révolte désespérés de ses sujets, qui aspiraient à la paix, la sécurité et la prospérité; excédé par cet état d’anarchie qui ne cessait de ronger le royaume, le Sultan réunit tard dans la nuit les principaux chefs militaires de rang le plus élevé pour leur signifier qu’il était grand temps pour lui de s’emparer de tous les pouvoirs.
Il commencera par limoger le Grand Vizir et son gouvernement, de suspendre l’Assemblée des Oulémas avec l’ordre de ne permettre que personne n’entra le lendemain au palais du Bardo pour quelque sujet que ce pût être. Qu’ils n’approuvèrent ou pas cette résolution, personne parmi les membres du Conseil de défense n’osa la combattre dans l’emportement où ils voyaient le Sultan. La nouvelle de ces décisions s’y étant répandues, la foule, enfin débarrassée de ces affreux comploteurs qui avaient mené le pays à sa perte, était en liesse et se rendit de grand soir au centre-ville. Plus riant et plus détendu qu’à l’ordinaire, le Sultan les accompagna à pied dans leur marche triomphante. Il n’aura jamais été autant le Bien-aimé de ses sujets qu’après l’audace qu’il mit à prendre ces résolutions.
Au lendemain du 25 juillet, de nombreux seigneurs de tribus, qui pourtant usaient jusque-là de propos peu amènes envers le Sultan, lui firent allégeance et n’ont eu de cesse de le louer d’avoir réprimé les traîtres qui lui ont fait, à lui autant qu’au peuple du royaume, de si odieux outrages.
Ils ne sauraient d’ailleurs lui reprocher ces châtiments: ils sont justes. Et certains lui avouèrent qu’à sa place, ils auraient eu peut-être moins de modération: qu’ils ne seraient pas contentés de les congédier ou de les poursuivre en justice, mais de leur ôter la vie, qu’ils en auraient sacrifié plus de mille. Il trouva ces positions contraires à ses sages principes, car il préférait appliquer la justice des hommes qu’interférer dans celle de Dieu.
Dans la foulée, le Sultan déclara caduque la Constitution de 2014 et entreprit de doter le royaume d’une nouvelle qui sera adoptée par référendum. Il considérait que la réforme à entreprendre devait consolider le pouvoir du souverain. Et ce, en affaiblissant ceux de l’Assemblée des Oulémas élus au suffrage universel direct qui deviendra une chambre d’enregistrement sans le pouvoir de nommer le Grand Vizir que le Sultan dotera de la compétence pour conduire et mettre en œuvre le programme gouvernemental.
Pour élaborer le projet de la nouvelle constitution, il choisit deux malheureux scribes. En fait deux vendeurs d’espoir qui pourtant excellaient dans les sciences juridiques, qui ont lus les ouvrages des auteurs les plus approuvés et qui les ont éclaircis par leurs commentaires. Ils ajoutèrent même à cette lecture la connaissance de toutes les traditions recueillies de la bouche de notre prophète par les grands hommes ses contemporains. Ils crurent assez bien écrire pour prétendre à cette haute dignité, écrivirent l’un après l’autre ce qu’ils voulurent.
Dans l’intervalle, pendant que les juristes de la chancellerie du palais réchauffaient les cœurs du peuple par des fuites savamment entretenues sur les grandes lignes de leur projet de constitution, le Sultan s’isola dans son cabinet de travail, rédigea en personne à la clarté des flambeaux qui ne s’éteignent jamais la nuit, sa propre version pour faire prévaloir les lois prescrites par la nouvelle constitution dans le respect des valeurs prônées dans le message coranique. Le moment venu, il ne fit aucune attention aux autres versions et ne proclama que la sienne.
En attendant, il établit un conseil pour gouverner son royaume, et mit à la tête de ce conseil un Grand Vizir dont la sagesse lui était connue et en qui il avait une entière confiance. Un Grand-Vizir qui avait beaucoup de lecture et une mémoire si prodigieuse, que rien ne lui avait échappé de tout ce qu’il avait lu. Il s’était heureusement appliquée à la géologie, à la philosophie, à l’histoire et aux arts; une vertu très solide couronnait toutes ses belles qualités. Il s’en acquitta fort adroitement depuis que dans tous les ports, les rues, les places publiques, les fenêtres, les terrasses des palais et des maisons, tout était rempli d’une multitude innombrable de monde de l’un et de l’autre sexes et de tous les âges, que la curiosité avait fait venir de tous les endroits de l’empire pour le voir.
Car le bruit s’était répandu en un moment que le Sultan venait de choisir une femme pour en faire sa Grande Vizire!
C’est elle maintenant le porteur du sceau de l’État « puisse la bénédiction du Seigneur l’accompagner toujours ».
Maintenant que vais-je faire, se dit-elle? Et que puis-je faire? Elle se fixa des priorités. Assigner des missions précises aux membres de son gouvernement pour faire face aux défis qui menacent. Elle commencera d’abord par réveiller ce peuple de la fatale léthargie où il paraissait engourdi. Avant de satisfaire ses aspirations qui ne concernent pas seulement l’emploi et la sécurité; mais également le système éducatif, la santé, le logement, le pouvoir d’achat, le cadre de vie et bien d’autres ambitions. Mais cela, pensait-elle, ne sera possible que si le peuple, auquel on a enseigné pendant ces dernières années qu’il est absous du devoir d’obéissance, acquiert le respect de la loi, le dévouement au travail, l’honnêteté, la recherche de l’excellence et le respect pour autrui.
Elle était consciente que le pays avait besoin d’un programme d’investissements publics, qu’il fallait régler la question de la dette avant de restaurer la croissance et créer des emplois. Elle savait pourtant qu’il faudrait des décennies pour favoriser une croissance durable, une industrialisation respectueuse de l’environnement et des investissements dans les secteurs sociaux. Mais il lui fallait surtout changer les méthodes, transformer la manière de gouverner, insuffler de nouveaux dynamismes.
Exposée à l’épreuve des faits, cette mission lui apparut tout d’un coup aussi vaine qu’illusoire. En réfléchissant à ce qui l’attendait, elle s’est sentie envahie par l’inquiétude, le doute et le découragement. Le poids de cette responsabilité lui pesait tellement et l’idée d’entreprendre simultanément autant de tâches lui causait une grande lassitude. Ainsi, à l’emballement pour le pouvoir, succédèrent un gros désespoir et un réel sentiment d’impuissance.
Alors, entraînée dans le cours de ses pensées, épuisée de fatigue, la Grande Vizire s’endormit et ne se réveilla que lorsqu’elle vit apparaître le matin. Que le Très-Haut daigne assurer la durée de son vizirat jusqu’à la fin de son mandat.