On ne présente pas Sghaier Zakraoui Professeur à la Faculté de droit et des sciences politiques de Tunis, il est largement connu pour suivre de près l’évolution de la politique de notre pays. Son avis ne peut, à ce titre, qu’être d’une grande utilité, à l’heure où la Tunisie s’engage, avec les Législatives du 17 décembre 2022, dans un autre tournant du processus engagé le 25 juillet 2021.
Pour lui, Kaïs Saïed ne fait qu’appliquer une vision qui ne pourra qu’être discréditée, et au niveau régional, et au niveau international. En somme, un agenda qui prône une société atypique. L’interview a été l’occasion de l’interroger sur un ensemble de questions, dont la composition de la future Assemblée et les deux décrets-lois 54 et 55 qui agitent des pans entiers de la société tunisienne. Kaïs Saïed, dit-il, « nous épuise » avec son « populisme » et ses faits et gestes autoritaires et dogmatiques qui peuvent mener à une dictature.
D’abord, une question que se pose un grand nombre de Tunisiens : Où allons-nous ?
Je pense qu’il faut, avant tout, comprendre qui est Kaïs Saïed et ce qu’il entend faire. Il faut revenir, je pense, à un texte que je considère fondateur. Celui d’un groupe qui se réclame du chef de l’Etat. Un membre de ce groupe, Ridha Maamoun, a fait, en 2012, une description de la vision de Kaïs Saïed. Il y évoque un projet nouveau, qui ne peut être compris et apprécié avec des approches classiques.
Le groupe soutient que le chef de l’Etat a une approche atypique aussi bien en ce qui concerne la pratique du pouvoir que celles de la politique et de l’organisation de la société tout entière. La vision de Kaïs Saïed des rapports entre le gouvernant et les gouvernés s’inspire de celle que Dieu a avec les hommes. Dans cette vision, il n’y a pas, et il ne peut y avoir, de place pour une quelconque intermédiation.
Le gouvernant n’a pas besoin d’intermédiaire lorsqu’il s’adresse au peuple. Il n’a pas besoin de partis, de syndicats, de société civile, de médias… C’est en fait une vision qui transpose le champ religieux au champ de la politique. Kaïs Saïed dit vrai, à ce propos, lorsqu’il estime venir d’une autre planète. C’est le cas. Et partant de là, il méprise les élites. Il donne tous les jours la preuve de cette vision. Pour lui, tous ceux qui peuvent constituer des intermédiaires, à commencer par les élites, sont inutiles. D’ailleurs, la consultation électronique a été une démonstration flagrante de cette approche. A retenir, à ce niveau, que cette vision ambitionne d’être universelle. Elle ne concerne pas la seule Tunisie. Kaïs Saïed en a fait la démonstration dans les propos qu’il a tenus au cours de la réunion de la TICAD 8, organisée récemment à Tunis, où il a parlé de l’humanité entière. Il pense être un messager de Dieu qui porte la bonne parole. Dans le même ordre d’idées et pour appuyer ce que je vous dis, il faut revenir à une interview donnée, en juin 2019, si mes souvenirs sont bons, par Kaïs Saïed à votre confrère « Acharaa Al Magharibi », une interview presque passée inaperçue, où il développe la même vision.
Le chef de l’Etat s’inscrit dans le déni de la démocratie représentative qu’il estime bien dépassée. Dans sa vision, les partis politiques n’ont pas lieu d’être. C’est une approche qui n’est pas bien loin de celle de l’ancien leader Mouammar Kadhafi qui a dit que « ceux qui adhèrent à un parti sont des traitres ». Kaïs Saïed est en train de nous mener, petit à petit, vers la consécration dans les faits de cette vision. Au travers des textes qu’il est seul à concevoir et à rédiger, comme la Constitution ou encore les décrets-lois 54 (relatif à la lutte contre les infractions se rapportant aux systèmes d’information et de communication) et 55 (portant modification de la loi organique n° 2014-16 du 26 mai 2014, relative aux élections et aux référendums). Il mettra en place, par ce biais, un système qui sera discrédité aussi bien au niveau régional qu’international.
De quoi sera faite la IIIème République chère au président Saïed à l’aune de la nouvelle Constitution ?
J’estime, et d’ailleurs les faits le confirment, qu’une Constitution ne peut pas être le fait d’une seule personne. Avez-vous vu au monde une Constitution, ou un texte important engageant le pays, comme le Code électoral, rédigés par une seule personne ? Cela n’existe pas et n’existera pas ailleurs. Cela participe de cette vision décrite plus haut. Celle du messie. En fait, le chef de l’Etat a un agenda politique qu’il veut mettre en place. Je peux vous dire aussi qu’il n’a pas respecté l’esprit de l’Etat d’exception qu’il a instauré. Il est à l’origine d’un véritable détournement de pouvoir et de procédures. Il a plus que les pleins pouvoirs. Ce qu’il instaure, ce n’est même pas un régime présidentialiste.
Pourtant, nombre d’observateurs parlent d’un régime présidentialiste ?
Dites-moi dans quel régime présidentialiste le chef de l’Etat n’est pas du tout responsable et redevable ? Le régime instauré par la Constitution du 25 juillet 2022 ne peut être classé dans aucune catégorie. C’est une Constitution proche de la « Wilayet Al Fakih » instituant « la tutelle du docteur de la loi religieuse », en fait la tutelle de l’Imam, comme en Iran. Celle-ci instaure une immunité pour celui qui gouverne le pays. Il y a comme une odeur de chiisme duodécimain dans cette Constitution du 25 juillet 2022.
En fait, le chef de l’Etat nous donne aussi l’impression de vouloir nous épuiser à travers ce qui ressemble à des hésitations et à des lenteurs. Il n’avance pas à visage découvert, mais masqué. Ce qui révèle cette ambiguïté que tout un chacun remarque dans ses faits et gestes. Je pense, à ce titre, qu’il faut fermer la parenthèse Kaïs Saïed. De toute façon, je pense que la Constitution qu’il a mise en place durera tant qu’il est au pouvoir. Je regrette, cela dit, que certains juristes aient pu faire avec lui un petit bout de chemin avec le décret-loi 117, par exemple. Il les a trahis avec son dialogue tronqué concernant l’élaboration de la Constitution. Il nous a aussi tous trahis. Nous sommes prisonniers de sa politique, de ses choix et de son processus quasiment irréversible.
Beaucoup posent une autre question : quelle sera la physionomie de l’ARP ?
Je pense qu’elle sera pire que la précédente. Elle sera une Assemblée des représentants du peuple (ARP) éclatée, une mosaïque, éparpillée et sans prérogatives réelles. Une ARP où l’élection se fera à deux tours et donc avec le risque certain que l’argent sale jouera un rôle, puisque ceux qui auront la possibilité d’être élus devront débourser de l’argent pour obtenir des suffrages. Ce que l’on dit combattre, risque donc bien de se retrouver au niveau de l’ARP. Il est à se demander si cette Assemblée aura, par ailleurs, la possibilité d’agir. Elle ne peut rien contre l’exécutif. Pourra-t-elle élaborer des lois ? C’est pourquoi je dis que l’actuelle Constitution est largement liée au mandat de Kaïs Saïed.
Pour lire la suite de l’interview, elle est disponible dans le Mag de l’Economiste Maghrébin n 853 du 28 septembre au 12 octobre 2022