D’un ton clair, Salsabil Klibi, professeur de droit public, constitutionnaliste, qui intervient régulièrement dans le champ public, donne à l’Economistemaghrebin.com son point de vue sur la nouvelle Constitution de la Tunisie, mais également sur ce qu’elle estime être une forme de résignation des Tunisiens face aux pleins pouvoirs que s’est arrogé Kaïs Saïed.
Vous dites que la Constitution du 25 juillet 2022 est un retour à la Constitution du 1er juin 1959. Pourquoi ?
Salsabil Klibi :
C’est très simple. Cela porte essentiellement sur l’architecture des pouvoirs de la Constitution de 2022, qui rappelle, à plusieurs titres, celle de 1959. Pourquoi ? Pour des raisons très particulières. On avait créé un Premier ministère, le 7 novembre 1969, à la suite de quoi, le chapitre relatif au pouvoir exécutif a été scindé en deux : une section relative au président de la République et une section relative au gouvernement, même si cette distinction n’avait pas impacté la structure monocéphale de l’exécutif, pourvu d’un seul moteur, le chef de l’Etat, qui y exerce le pouvoir exécutif, avec l’assistance d’un gouvernement, présidé par un Premier ministre. Ce sont donc, comme aujourd’hui, deux organes, mais dans un rapport de verticalité.
Le gouvernement et ses ministres y sont uniquement, comme de nos jours, des agents qui assistent le président de la République, qui détermine la politique générale de l’Etat, qui est exécutée par le gouvernement. Ce sont des dispositions qu’on retrouve textuellement dans la Constitution de 2022, ce qui a fermé la parenthèse de la Constitution de 2014 et avec elle la parenthèse d’un exécutif à deux têtes et une fragmentation des pouvoirs répartissant le pouvoir exécutif entre deux organes : le président de la République et le chef du gouvernement. On a ainsi retrouvé la structure de 1959, avec un seul organe à la tête de l’exécutif, une seule personne à sa tête.
Diriez-vous que, comme cette expression signifiée à propos du général de Gaulle, qu’il s’agit là d’une monocratie, autrement dit d’un régime où tout procède du chef de l’Etat ?
Ce n’est pas une monocratie. Plutôt une autocratie. Nous avons certes un seul moteur de la vie politique. Il y a en revanche une absence de contre-pouvoirs. Là, la personne qui détient tous les pouvoirs n’est redevable devant aucune institution, en aucune manière, et ne peut faire l’objet d’aucun contrôle.
Que pensez-vous de l’état des libertés et des droits en ce moment ?
Sur la question des droits et des libertés, la Constitution de 2022, tout comme celle de 2014, a fait le tour de la question. Mais il serait bien de savoir quelle garantie est apportée aux droits et aux libertés, soit du côté du pouvoir, soit dans les rapports entre citoyens. Là, les garanties sont extrêmement maigres. C’est la place du juge, en la matière, qu’il faut observer. En principe, les juges sont responsables contre toute atteinte aux droits et aux libertés. Mais on peut s’interroger sur la place véritablement accordée aux juges en la matière, au regard du fait que leur rôle a été nettement amoindri par la Constitution de 2022.
La Cour constitutionnelle qui est, en principe, le garant des droits et des libertés contre leur violation par le pouvoir en place, exécutif et législatif, ne dispose plus de la possibilité de se prononcer sur une demande de révocation du président de la République. Il n’y a plus de procédure d’impeachment, qui a été supprimée dans la Constitution de 2022. Ce qui fait que le président de la République n’est responsable ni politiquement ni pénalement.
Concernant l’état d’exception, la Cour constitutionnelle doit en principe se prononcer sur son maintien et sur la suspension des droits et des libertés qui découlent de l’application de l’article 80 qui a été invoqué le 25 juillet 2021…
… Justement, que pensez-vous de la banalisation des pleins pouvoirs que s’est arrogé Kaïs Saïed ?
Au jour d’aujourd’hui, nous sommes en situation de pleins pouvoirs qui n’ont plus pour fondement l’article 80 de la Constitution, qui est actuellement mort avec la mort de la Constitution de 2014. Nous sommes aujourd’hui sous l’empire de dispositions transitoires jusqu’à l’instauration d’un nouveau Parlement. Pendant ce temps, le président de la République continue de réunir entre ses mains, par l’intermédiaire de décrets-lois, l’ensemble des pouvoirs exécutif et législatif, non plus parce que nous sommes dans un état d’exception révolu, mais dans un simple état, comme vous le dites, de pleins pouvoirs. Cette situation est préjudiciable et aux droits et aux libertés, dans la mesure où les décrets-lois du chef de l’Etat ne font l’objet d’aucune délibération. On n’a plus connaissance de ce qui se trame.
Que pensez-vous à propos du fait qu’i n’y a pas de texte applicable de nos jours quant à l’éventuelle vacance du pouvoir au sommet de l’Etat ?
C’est extrêmement embêtant. Nous sommes dans une situation transitoire. Les institutions prévues par la Constitution de 2022, notamment la Cour constitutionnelle, ne sont pas encore en place. Il aurait été judicieux de prévoir des dispositions transitoires à cet égard, ce qui n’a pas été fait. Mais pour revenir à la question de la banalisation des pleins pouvoirs, je pense qu’il y a plutôt une forme de résignation de la part des citoyens tunisiens. Ils se résignent comme dans une sorte de fatalité.