Qui croire ? Le chef de l’État, qui agite la théorie du complot, pointe du doigt les spéculateurs sans foi ni loi qui créent la pénurie et soufflent sur les braises de l’inflation par cupidité ou pour provoquer désordre et chaos ? Discours pour le moins décalé. Les charognards se nourrissent des dépouilles de la bête. C’est la pénurie – à cause des difficultés financières de l’État – qui ravive la spéculation et déclenche le processus de hausse des prix. Le pouvoir ne peut se dédouaner et s’exonérer de ses responsabilités à si peu de frais, en inversant les relations de causalité. Faut-il, en revanche, croire la Banque centrale quand elle brandit l’arme de son taux directeur pour endiguer l’inflation?
C’est aussi s’y méprendre quant à la nature du phénomène. On ne peut à ce point se tromper et manquer de discernement en utilisant un dispositif de lutte contre l’inflation par les coûts avec les instruments conçus pour combattre l’inflation par la demande, dont on ne voit plus la trace.
La demande globale n’a jamais été aussi faible, en raison de la chute ininterrompue de l’investissement, du pouvoir d’achat et des exportations.
« Le pouvoir ne peut se dédouaner et s’exonérer de ses responsabilités à si peu de frais, en inversant les relations de causalité.
À l’évidence, la vérité est ailleurs, loin des propos guerriers, du reste sans aucun effet, du chef de l’État, qui appelle au châtiment des spéculateurs traîtres à la nation. Elle n’épouse pas non plus la construction théorique et doctrinale de la BCT, qui persiste à croire que l’inflation est d’origine monétaire, auquel cas, le mieux serait d’utiliser le couperet du taux d’intérêt.
Cette politique, décalée elle aussi, lui vaudra sans doute les faveurs des Chicago Boys friedmaniens du FMI et d’ailleurs. Elle ne paraît pas de nature à redresser le moral aujourd’hui au plus bas de nos chefs d’entreprise.
La BCT n’est pas tenue de s’aligner par pur mimétisme sur les décisions des plus grandes banques centrales de la planète – Fed, BCE et Banque centrale du RU. Le contexte économique et géopolitique est différent. L’écart qui nous en sépare est immense et se mesure en années-lumière.
« C’est la pénurie – à cause des difficultés financières de l’État – qui ravive la spéculation et déclenche le processus de hausse des prix »
La hausse des taux d’intérêt partis de très bas – de zéro ou proche de zéro – qu’elle distille avec parcimonie freine l’inflation sans impacter la croissance. Cette hausse est bien plus élevée chez nous, avec pour seul effet dévastateur la stagflation. Pour preuve, les dernières augmentations des taux directeurs de la BCT n’ont pas stoppé l’envolée des prix. A croire qu’elles ont même jeté de l’huile sur le feu.
On nous rétorquera qu’en l’absence de ces mesures, l’inflation aura été beaucoup plus forte. Rien n’est moins sûr. La vérité est que le niveau actuel du loyer de l’argent est si élevé, comparé aux taux de nos compétiteurs, qu’il va achever la déconstruction de l’économie tunisienne, livrée désormais à la convoitise de nos concurrents et aux barons de l’économie informelle.
A qui profite cette envolée des taux ? Les banques s’en défendent. Elles engrangent certes des revenus supplémentaires, à ceci près que cette hausse se répercute sur la rémunération des dépôts.
« La BCT n’est pas tenue de s’aligner par pur mimétisme sur les décisions des plus grandes banques centrales de la planète – Fed, BCE et Banque centrale du RU »
Reste que l’explosion des charges des entreprises va dégrader leur compétitivité et leur solvabilité. Ce qui finira par exposer les banques à des risques systémiques, si d’aventure le nombre de faillites et de dépôts de bilan va se répandre comme une traînée de poudre.
Dire que la hausse du taux d’intérêt va réduire la propension à consommer et encourager la formation de l’épargne est une pure fiction. La consommation des ménages est à un niveau incompressible et l’épargne s’est volatilisée pour n’être qu’une simple vue de l’esprit. En revanche, le choc du taux d’intérêt est si brutal qu’il finira par sonner le glas de ce qui reste de notre appareil productif.
Le remède est pire que le mal. A plus de 10% – au mieux – du loyer de l’argent, il y a très peu d’entreprises industrielles et agricoles capables d’espérer le moindre retour sur investissement. Quand, de surcroît, les charges salariales en l’absence de gains de productivité s’envolent.
L’inflation importée, la hausse des prix des matières premières, du carburant, des coûts directs et indirects ne sont pas en reste. Il y a tout lieu de craindre que la récente hausse du taux directeur de la BCT provoque un arrêt de la croissance, sur fond de forte inflation. Avec le risque que le pompier se transforme à son insu en pyromane.
Le gouverneur de la BCT s’est rendu à Washington le 10 octobre, à l’occasion des réunions conjointes du FMI et de la Banque mondiale, auréolé de sa politique monétaire, comme s’il lui fallait présenter un gage de bonne conduite, dans l’espoir de signer un accord avec le FMI, qui éloignerait momentanément le spectre du défaut de paiement.
On aurait préféré de bien meilleurs arguments de réforme et de relance de l’économie, beaucoup plus convaincants, en accord avec la ministre des Finances et son collègue de l’Economie et de la Planification, qui font partie de l’équipée.
« Dire que la hausse du taux d’intérêt va réduire la propension à consommer et encourager la formation de l’épargne est une pure fiction »
La Banque centrale de Tunisie n’est ni la Fed, ni la BCE, ni celle du Royaume-Uni. Ce qui paraît nécessaire pour ces puissances planétaires, qui ont retrouvé les chemins de la croissance au sortir de la crise sanitaire, ne l’est pas forcément pour la Tunisie, aux prises avec d’immenses problèmes structurels et à deux doigts du naufrage économique et financier. Elles ont déjà derrière elles plus de 10 ans de politiques monétaires accommodantes.
Ce sont d’ailleurs ces injections massives de liquidités à taux d’intérêt négatifs, au contraire de la Tunisie, qui alimentent aujourd’hui l’inflation.
On comprend leur souci de vouloir prévenir les risques de surchauffe, en procédant à des corrections monétaires à la marge tout en pratiquant des politiques budgétaires expansionistes pour ne pas impacter outre mesure la croissance.
Chercher à les imiter ne donne pas plus de hauteur à notre institut d’émission, alors même qu’il plonge dans le désarroi nos entreprises et accélère leur descente aux enfers.
On ne voudrait pas qu’un jour, pas si lointain, telle ou telle entreprise, victime de notre politique monétaire, ira jusqu’à dire : la BCT m’a « tuer » en voulant terrasser l’hydre d’une inflation qui a peu à voir avec sa politique monétaire.