Cette formule, qui détourne la célèbre phrase de Descartes tirée du Discours de la méthode : « Cogito ergo sum » (« Je pense donc je suis »), décrit une intuition et non pas une démonstration. Elle signifie que le rejet du choix politique et l’Être coexistent nécessairement. Et donc que le Sujet tire la certitude de son existence du seul fait qu’il ne participe pas à des options qui mettent en concurrence des préférences contradictoires. Lesquels risquent, à terme, de réduire l’exercice de sa citoyenneté à une dimension psychoaffective plutôt qu’à un choix raisonné.
Bien qu’élu (par défaut) président de la République, les Tunisiens ne sont jamais parvenus à faire crédit à Kaïs Saïed en lui accordant toute leur confiance politique. Les slogans de souveraineté du peuple et de lutte contre les corrupteurs et les corrompus qu’il ressassait sans pouvoir s’en rassasier, avaient fini par lasser une opinion publique de plus en plus circonspecte quant à ses capacités à diriger le pays. Celui qui parle trop agit peu et se montre le plus souvent inapte à prendre les bonnes décisions pour mettre fin à la déliquescence des institutions de l’État et au délabrement multisectoriel du système de gouvernement du pays.
Le temps passe et les bons souvenirs s’effacent
Le coup de gueule du 25 juillet 2021 a laissé percer quelques rayons d’espoir dans les esprits. Après tout, c’est lui qui a été élu pour gouverner et non le Premier ministre. Mais c’est la constitution de 2014 qui veut cela. Alors changeons-la. Pendant les premières semaines, Kaïs Saïed a carburé à fond. Les poings tendus, il n’arrêtait pas de lancer des pelletées d’accusations et de menaces contre les comploteurs et les ennemis de la Nation. Lesquelles étaient aussitôt suivies par des arrestations spectaculaires de certains députés et la mise en résidence surveillée des grandes figures du mouvement islamiste. Les annonces les plus tonitruantes contre les juges complices, les purges au sein du ministère de l’intérieur, et tant d’autres mesures généralement suivies de peu d’effets, étaient destinées d’après lui à faire sortir le pays de la crise sociale et financière; notamment par la poursuite sans merci des fraudeurs du fisc. Cette volonté de traduire ses idées en actes et de mettre le pays sur la voie de la République exemplaire avaient fini par persuader les plus circonspects qu’il s’était résolu à s’attaquer aux affaires sérieuses, à l’immense plan de rétablissement et de restauration de l’autorité de l’État, jour après jour.
Mais le temps passe et les bons souvenirs s’effacent. La vraie nature de sa personnalité, qui jusque-là ne portait pas à conséquence tant que c’est le parlement qui contrôlait le gouvernement et désignait son chef, a commencé à devenir problématique. Et ce, maintenant que son statut a gagné en envergure et en intensité; surtout après sa mainmise TOTALE sur tous les pouvoirs.
Lentement, mais sûrement Kaïs Saïed a commencé à perdre la bataille de l’opinion. Et, progressivement, il a épuisé tout son crédit en accentuant l’image de mendicité d’un pays en défaut de paiement dont la déconfiture désole autant qu’elle inquiète.
L’inflation s’envole et la pénurie guette désormais pour certains produits alimentaires, ainsi que pour le carburant. La pénurie de vivres est appelée à se prolonger et à se diversifier au vu de l’état alarmant de la balance commerciale qui accuse un déficit de plus de 5 milliards de dollars! Les consommateurs, qui encaissent déjà beaucoup et vont encaisser davantage, sont dans un état d’esprit de plus en plus agressif vis-à-vis des dirigeants du pays.
Ce qui devait augurer d’une République exemplaire et la promesse d’une moralisation radicale de la vie publique pour restaurer la confiance, a tourné au fiasco.
Les porteurs de parole qui se laissent leurrer par leurs convictions, qui sont hostiles à tout argument, qui sont inconstants et obstinés, qui se recroquevillent frileusement sur le bien-fondé de leurs choix et agissent au jour le jour, finissent par perdre de vue l’intérêt général, voire compromettent le destin du pays.
Passons sur le simulacre du référendum à la Poutine remporté grâce à un oui « massif » en faveur de la nouvelle Constitution; en faisant fi évidemment du taux de participation. En revanche, ce qui est préoccupant aujourd’hui c’est le sort réservé au pouvoir législatif auquel il appartient théoriquement de faire les lois, quelle que soit la nature du régime.
Le 15 septembre dernier, soit à 24 heures de la date limite à l’appel aux élections législatives anticipées du 17 décembre, Kaïs Saïed a promulgué le décret-loi n° 55 de l’année 2022, portant modification de la loi organique n° 16 du 26 mai 2014, relative aux élections des membres du parlement.
Connu pour la solide aversion que lui inspirent le régime parlementaire et ses partis politiques autant que les partenaires sociaux qui ne font que s’interposer entre lui et le peuple, Kaïs Saïed a confirmé sa volonté de disposer d’une assemblée réduite à 161 godillots aux ordres du chef de l’État, seul vrai détenteur du pouvoir décisionnel et maître absolu de l’exécutif.
En l’absence de candidats investis par les partis qui, dans leur majorité refusent de participer à cette mise en scène fallacieuse, ceux qui entreront en lice n’ont à justifier que d’un bulletin n°3 vierge de tout antécédent, ainsi que d’un quitus prouvant la régularisation de leur situation fiscale. Peu importe leur niveau éducatif, leur degré d’ancrage dans la communauté, l’estime dont ils bénéficient auprès de leur électorat virtuel, leur légitimité charismatique ou leur projet de société, il leur suffirait simplement de présenter, et pour les plus fortunés d’entre eux « d’acheter », les 400 parrainages exigés.
Les « écarts » délictueux
Les « écarts » délictueux des futurs représentants d’une « base » censée consacrer les principes de souveraineté du peuple et de la morale politique, ont très vite généré, comme on s’y attendait, d’innombrables tromperies par la multiplication d’opérations d’achats avérés de parrainage.
Le grand défenseur de l’ordre social, qui jusque-là se complaisait dans un orgueil pourfendeur, s’est retrouvé acculé à troquer ses interventions musclées dans le jeu du marché des fruits et légumes pour les transactions du souk informel du vote où des dizaines de camelots dûment autorisés proposent leurs étalages à la manière des fameux vendeurs à la criée à des chalands désemparés ou désabusés.
Face à cette absurde mascarade, il a jugé nécessaire d’amender sa toute nouvelle loi électorale au vu de la multiplication de ces pratiques illégales.
En 2019, une enquête d’opinions avait révélé qu’un tiers des jeunes et un tiers des femmes de notre pays n’iront pas accomplir leur devoir électoral. Une telle probabilité est tout à fait envisageable. L’âge des électeurs est en effet l’un des facteurs le plus fréquemment mis en avant dans l’explication de l’abstentionnisme électoral. De même que les femmes, pour des raisons liées à leur statut familial ou professionnel, ont toujours plus tendance que les hommes à s’abstenir. Et ce, quelles que soient les consultations et quelles que soient les localités.
Ce refus opiniâtre est appelé à s’amplifier, eu égard aux conditions de vie, à l’arbitraire du pouvoir et au lamentable spectacle que nous avait offert jusque-là l’expérience démocratique du temps des islamistes. Dans ce cas, on parlera plus raisonnablement de démocratie à l’adjectif qu’au substantif. En effet, le « démocratique », couvre toute une zone dans laquelle il existe intellectuellement et historiquement une infinité de degrés et de groupes. Tandis que « la démocratie » n’est évidemment qu’un idéal-type jamais totalement réalisé.
Le grand bazar des régimes politiques
Dans le grand bazar des régimes politiques qui se réclament de celui où les citoyens sont censés représenter la souveraineté du peuple, il y a évidemment la démocratie directe, dans laquelle les citoyens exercent directement le pouvoir, sans l’intermédiaire de représentants. C’est le gouvernement de tous. Or, cette souveraineté collective n’a en fait jamais été mise en œuvre conformément à l’idée qu’en faisaient les réformateurs de l’époque. Même pas à Athènes, pourtant le berceau de ce régime politique.
Concrètement, la souveraineté absolue du Démos, qui n’excédait pas les 60 000 citoyens au IVe siècle avant notre ère, était largement contrecarrée à l’Ecclesia (l’Assemblée qui réunit tous les citoyens), par les questions de procédure du vote. Et elle n’aboutissait le plus souvent qu’à des décisions tranchées entre ceux qui sont pour et ceux qui sont contre, sans discussion ni débat. Rappelons toutefois qu’il n’existait pas de suffrages féminins, du moment que les femmes, au même titre que les esclaves et les métèques, étaient exclus de la citoyenneté.
Il y a enfin, la démocratie représentative occidentale, qui apparaît depuis plus de deux siècles comme l’incontournable principe organisateur de tout ordre politique moderne. On y reconnait à une assemblée restreinte le droit de représenter tout un peuple et d’agir en son nom. La notion de représentation nous renvoie aux représentants de la Nation, aux élus, et aux mandataires qui agissent par délégation. Le parlement, qui reproduit les caractéristiques de l’ensemble du corps politique, se retrouve être à travers ses membres l’incarnation du pouvoir du peuple qu’ils exercent au moyen d’élections.
Puis fut lancé, depuis quelques années, le projet d’un système jugé en parfaite adéquation avec nos valeurs d’authenticité culturelle : la « démocratie islamique ». Un filon, pécuniairement bien profitable pour ses concepteurs, consistant à débattre librement et souverainement autour d’un ensemble de dogmes révélés et qu’un charlatan, mi-doctrinaire, mi-escroc, essayait désespérément de fourguer à un Occident désemparé; souvent par la voix de certains Mollahs d’Ennahdha et leurs lobbyistes installés à Washington qui ont pris le relais.
L’arrivée de Béji Caïd Essebsi au pouvoir avait fait apparaître en tout point les lézardes d’une désillusion certaine. Le désordre politique autant que le bilan socio-économique qui s’en est suivi n’avaient laissé entrevoir aucun signe tangible d’un mieux-être qu’un chef d’État alerte et un gouvernement attentif pourraient nous procurer.
On avait rarement atteint en effet un tel degré d’incompétence, de culture de l’approximatif, d’indifférence et de résultat effondrant chez ceux qui gouvernaient.
On retrouve dans ce tableau le niveau de vulgarité et de bassesse dont font preuve régulièrement plusieurs représentants de la volonté souveraine du peuple, des êtres en majorité malhonnêtes, hargneux et mal-élevés; et qui se donnent en spectacle sans pudeur, ni retenue.
On pense aussi au mode de gouvernement rétrograde qui n’avait cessé de choquer l’opinion et d’abaisser le statut présidentiel en dénudant les parties honteuses du pouvoir politique: favoritisme, népotisme, adulation et complaisance servile par lesquelles l’entourage cherche à plaire. Sans parler des écarts de familiarité, de manque de tenue et d’échanges irrespectueux du personnel médiatique.
Les horizons démocratiques sont censés profondément modifier les rapports entre les médias et le pouvoir ainsi que les représentations qu’ils peuvent avoir l’un de l’autre. Or, cette transition n’a pas permis l’émergence en Tunisie d’un véritable comportement journalistique et une réelle responsabilité des médias et des intellectuels.
Aujourd’hui, d’autres catégories se sont jointes aux jeunes et aux femmes, qui comptent bouder les urnes faute de repères. Débarrassés d’une assemblée qui avait atteint le summum de l’indignité, ils avaient cru qu’avec l’arrivée de Kaïs Saïed ils verraient s’instaurer un véritable État de droit ainsi qu’une forme de savoir-vivre, de savoir-être, piliers du fameux vivre ensemble. Or, les valeurs fondamentales du bien se tenir, bien parler, respecter la parole de l’autre, conserver des codes vestimentaires sont devenus chez un grand nombre de Tunisiens, du sommet à la base, des habitudes surannées.
Honte
Aujourd’hui le mot honte, chargé d’un fort potentiel polémique, est remis à l’honneur. Et le sentiment de honte de ce que nous ressentons et voyons refait surface.
La honte met dans un rapport problématique la politique et l’apolitique. Elle marque les espoirs brisés d’un régime démocratique dont nous fûmes naguère, mais brièvement, si fiers. L’un des traits du discours des intellectuels est de faire coïncider le sujet de l’énoncé avec celui de l’énonciation. Ainsi on peut assumer la honte à la première personne, dire j’ai honte en absorbant la honte de tous.
Ainsi, toutes celles et tous ceux qui refusent de se soumettre au rituel électoral expriment un devoir de honte. Ils ont honte d’être si piteusement représentés. Honte ensuite du mépris des gouvernants à leur égard, de leur laisser-aller verbal et physique, de la violation délibérée et en toute impunité des lois de la République par ses propres gardiens.
Honte de voir les responsables de l’État s’enfoncer progressivement dans le mensonge, l’indifférence et l’incohérence. Honte de l’absence totale de respect de la parole donnée, honte d’avoir en permanence le sentiment dépité de celui qui a été floué par des moins que rien et qui continue cependant de payer parce qu’il n’a pas le choix.
Certes, on peut toujours rappeler à ces réfractaires qui veulent exprimer leur refus de trancher en faveur d’un candidat plutôt que d’un autre, ou carrément de participer à un scrutin entaché d’irrégularités, que le bulletin de vote leur servira pourtant de moyen d’opter librement et souverainement pour la personne idoine, pour le candidat qu’ils jugeraient comme étant le plus vertueux, le plus talentueux, le plus désintéressé, le plus préoccupé de servir ses concitoyens, et le mieux indiqué pour favoriser en priorité l’intérêt général; qu’il engagera avec efficacité une nouvelle dynamique politique, contribuera au changement de la politique en vue d’assurer des perspectives de transition vers une vie véritablement démocratique.
Mais ce serait en vain qu’on essayera de les raisonner, de les réconcilier d’aller à la soupe épaisse de Kaïs Saïed. Car ils gardent tous à l’esprit dans ce domaine le terrible fiasco d’une décennie, aussi bien sur le plan matériel que moral. Alors ils ne manqueront pas de parcourir la longue liste de leurs amers déboires pour vous en faire part. La côte de défiance envers les dirigeants politiques leur paraît clairement comme inversement proportionnelle à la dégradation de leurs conditions de vie.
Réifiée en potion amère, la honte qui s’est emparée des électeurs aux statuts variés, et dont le profil économique et sociologique est très diversifié, nous indique à ce propos les figures de la honte, tous ceux qui ont « démocratiser » le pays. Il y avait l’état délabré de tous les partis politiques peuplés d’extravertis menaçants. Indignés, ils feront ensuite référence au spectacle consternant et quotidien des mœurs corrompues d’une grande partie de la gente politique dans laquelle ils ne se reconnaissaient plus. Avec les furieuses invectives, les infinies querelles, les fréquentes désertions, la transhumance des parlementaires qui font que l’électeur d’hier se retrouvait devant une réalité politique totalement étrangère à sa volonté et ses préférences. Notre électeur récalcitrant se rend alors compte qu’il a été la victime résignée d’une formidable mise en scène organisée par ceux qu’il avait choisis pour être les meilleurs traducteurs de la voix du peuple et ses plus fidèles serviteurs. Ceux qui avaient promis, la main sur le cœur, de consacrer un projet démocratique durable et de garantir de meilleures conditions de vie pour tous.
La désorganisation des structures de l’État
Dans une telle configuration, comment espérer encore détourner les électeurs de leur malaise politique et du spectacle de la désorganisation des structures de l’État? Comment pourraient-ils regarder à nouveau ceux qui ne se sont pas encore regardés dans le miroir de la honte? Comment oseraient-ils encore formuler à ces nouveaux mandataires un nouveau problème principal à résoudre; alors que leurs prédécesseurs, chassés du parlement manu militari, n’ont pas exercé de façon adéquate le mandat qu’on leur avait accordé? Et encore, comment produire la synthèse d’une problématique orientée vers le passé insatisfaisant, qu’il s’agit de réhabiliter, et d’une autre problématique tournée vers un futur mal assuré, qu’il s’agit de prescrire? Enfin, comment les forcer d’avoir honte et d’avoir l’honneur de reconnaître leur déshonneur?
Ce n’est que par la démission des responsables et le changement radical de nos mœurs politiques que s’opèrera publiquement cette reconnaissance qui viendra symboliquement réparer la honte de la réprobation publique.
Une démocratie de l’abstention
Pour celui qui est en permanence dans le déni, rappelons que la démocratie, qu’il ne reconnait pas, cristallise un paradigme idéologique majeur organisé autour de l’idée de consensus et de dialogue social négocié, encadré par un État de droit et où les problèmes de société sont discutés par une société civile vigilante par rapport aux excès du pouvoir.
Alors en l’absence d’une démocratie participative rendue caduque par des procédés totalitaristes, il faut désormais envisager une démocratie de l’abstention: un message à transmettre à qui de droit.