Al-hargua ou l’immigration illégale a cessé depuis quelques temps d’être un phénomène de société pour se transformer en un sujet éminemment politique. Un sujet qui influe sur les politiques intérieures et extérieures du pays. La catastrophe de Zarzis n’est pas la première ni la dernière du genre.
Des dizaines de cadavres de personnes, rejetés par la mer qui, tous ou presque sont originaires de la région, et que les autorités locales ont rapidement enterrés dans un cimetière dédié aux étrangers, pour la plupart ressortissants des pays de l’Afrique sub-saharienne, ont créé un tsunami de protestations. Et les autorités furent contraintes de déterrer les cadavres et d’utiliser les analyses de l’ADN, pour déterminer qui doit être enterré dans le cimetière « musulman » de Zarzis et qui doit rester dans le cimetière « sans religion » créé il n’y a pas longtemps pour faire face à la recrudescence du nombre de victimes rejetées par la marée haute.
Ce qui s’en est suivi, comme manifestations et grève générale fait partie de l’exploitation politique d’un fait macabre, qui n’aurait dû susciter que consternations et émotions.
Un cimetière pour étrangers ou pour non musulmans ?
Des cimetières pour des noyés ‘non-musulmans’ ont fait leur apparition sur nos côtes et notamment à Zarzis où l’on compte même un cimetière « haut standing » construit par un peintre algérien philanthrope, pour accueillir les dépouilles des ressortissants africains. L’on ne sait pas si des recherches sur les religions des victimes sont faites avant leur inhumation. Mais, tout pousse à croire que des musulmans sont enterrés à côté des chrétiens. Car il semble impossible de connaître avec précisions les croyances de ces personnes souvent sans papiers d’identité. Mais ils sont tous des étrangers, du moins c’est ce que les autorités croient.
Implicitement, ils sont considérés comme non musulmans. Alors que les naufragés qui subissent l’analyse ADN, grâce aussi à l’analyse génétique de leur famille, qui sont originaires de la région ont le droit d’êtres enterrés dans le cimetière local forcément musulman.
Or les autorités locales, pressées par la décomposition avancée des dépouilles, et certainement aussi en l’absence d’une morgue qui peut contenir un aussi grand nombre se sont pressées de leur creuser des tombes dans le cimetière censé être pour non musulmans, craignant peut être une épidémie.
Erreur tragique qui provoqua presque le soulèvement de toute la population locale. Laquelle a vu en ce geste un signe de mépris des autorités régionales, dont le gouverneur et son délégué dans la ville. Ces deux derniers furent mis en fuite, sous les jets de pierres des habitants qui envahirent la délégation. Alors que le gouverneur est, disons le en passant, de Tataouine, une localité située juste à quelques dizaines de km de Zarzis. Il est donc clair que les rivalités tribales ont joué un rôle dans ces événements tragiques. Ajouté à cela les comportements irresponsables des médias nationaux et locaux qui n’ont fait que souffler sur le feu et attiser les bas instincts de la population.
Nous savons que les Tunisiens sont extrêmement sensibles, à travers leur histoire à cette question de cimetières. Citons à ce titre, l’affaire du Jellaz en 1911, qui fût exploitée par les nationalistes pour élargir la contestation contre les autorités coloniales. De même que l’affaire de l’enterrement des naturalisés français et la fameuse fatwa du Cheikh Taher Ben Achour. Et encore les événements de Bizerte dans les années trente. Ainsi que d’autres événements plus récents où l’on a vu des habitants de petites localités refuser l’enterrement de leurs voisins morts de la Covid 19.
Il va de soi, que les autorités locales de Zarzis ignoraient tout ce côté profondément religieux. Et elles ont donc fait acte de myopie intellectuelle en enterrant les enfants de Zarzis dans un cimetière consacré aux étrangers, sous-entendu « chrétiens », car africains. Trop compliqué pour un simple délégué et peut être aussi pour le gouverneur lui-même.
Kaïs Saïed souffle à son tour sur le feu
L’affaire aurait pu être localement maîtrisée, si Kaïs Saïed lui-même n’avait pas fait un discours ambigu et décousu à Bizerte le jour de la commémoration de l’Evacuation le 15 octobre. Car, sur un ton menaçant, il évoquait le rôle historique de la mer, qui, selon lui est devenue synonyme de la mort. Avant de récidiver en recevant la première ministre Bouden. Il lui a simplement demandé de sévir contre tous ceux qui sont impliqués dans cette hargua catastrophique.
Or, on sait pertinemment que toutes les familles des harragas sont impliquées. Soit pour le financement qui va jusqu’à 20 000 dinars par personne; soit pour les encouragements et les contacts avec les trafiquants. Et au moins pour n’avoir pas informé la police des intentions de leurs progénitures. Autant dire que toute la ville serait jugée pour ce délit que la plupart des Tunisiens ne considèrent pas comme tel; mais que la loi interdit formellement sous plusieurs articles. De toute façon, ni la police ni la justice n’ont les moyens de juger toutes les personnes impliquées jusqu’à maintenant dans les opérations d’immigration illégale. Alors pourquoi attiser le feu?
En réponse à cela l’Union régionale relevant de l’UGTT décrétait la grève générale. Au moment où le feu de la révolte, surtout des jeunes, couve un peu partout. Mais quel rapport a un syndicat ouvrier avec les rituels post-mortem, si ce n’est une dérive régionaliste de sa section locale?
Les partis d’opposition à KS qui comptent (le déposer par « le soulèvement populaire ») ont sauté sur l’occasion pour attiser le feu de ce qu’ils considèrent déjà comme l’étincelle de la révolte. La politisation de l’affaire de simples harraguas que l’opposition considère comme les victimes de la politique sociale et économique de KS et que ce dernier considère comme « un complot » ourdi par « des traîtres », vient envenimer davantage un climat social et politique déjà délétère.
L’implication de l’UGTT dans ce conflit, en décrétant une grève générale, même locale, alors que depuis un certain temps, elle a pris ses distances par rapport aux différentes oppositions à KS, pose plus d’une question. Et ce, à seulement deux mois des élections législatives, qui déjà démarrent très mal grâce au code électoral qui élimine d’office les partis politiques dominants. A l’évidence, d’ici la date du scrutin, on fera feu, de part et d’autre, de tout bois pour accuser son adversaire et l’accabler. Alors qu’on sait pertinemment que cela fait trente ans au moins que l’immigration illégale, notamment par voie maritime, existe. Et que des milliers de personnes périssent chaque année dans la Méditerranée.
Ce qui est curieux, c’est que cette affaire éclate au moment où la Tunisie a fini par avoir l’accord du FMI pour un crédit de 1,9 milliards de dollars, sur 48 mois, et qu’elle commence donc à sortir la tête de l’eau. KS, en bonne logique, devait s’en saisir pour répliquer à ses contradicteurs et farouches opposants qui l’accusent de mener le pays vers la ruine. Mais la logique n’est pas le point fort de notre président, qui préfère occulter cet événement majeur, dont il peut cueillir les fruits politiques et électoraux.
D’un simple fait divers qui aurait pu figurer dans les chroniques nécrologiques des journaux, l’affaire de Zarzis, aussi douloureuse soit-elle, devient un point de clivage national qui risque de s’aggraver. Car nous savons malheureusement que d’autres naufragés morts arriveront sur nos plages et que les maladresses et le manque de professionnalisme de nos nouveaux gouverneurs, issus du cru Kaïs Saïed, aggraveront les choses, à coup sûr.
Ainsi, les communiqués des partis politiques hostiles à KS se succèdent et se suivent. Lui faisant porter le chapeau de tout ratage ou maladresse des fonctionnaires de l’Etat. Quoi de plus normal, puisqu’il a choisi d’être l’unique décideur dans les affaires de ce dernier? Il doit en assumer pleinement la responsabilité, aussi bien des échecs que des réussites. Quoiqu’il n’est pas sûr qu’il partage les mêmes grilles d’évaluation que le commun des mortels !
Ce qui est sûr c’est que le pays ne peut pas continuer à être gouverné par les humeurs. Plus que jamais, il a besoin d’une boussole et d’objectifs clairs et précis. Douze ans qu’il est dirigé par des apprentis politiciens, dont le seul objectif est de se partager entre eux, la ghanima (prise de guerre) du pouvoir. Or la ghanima a rapetissé et les caisses sont vides. Cela vaut aussi pour les adorateurs de KS.