La Tunisie dépend pour son alimentation de l’importation de nombreux produits agricoles. Blé, orge, huiles végétales, maïs, soja, semences… représentent certains produits stratégiques importés en devises et occasionnant un déficit de la balance commerciale alimentaire de plus en plus grave.
Suite à la pandémie de Covid-19, la guerre en Ukraine et compte tenu de la détérioration de la situation économique mondiale et nationale, de l’instabilité géopolitique ainsi que des menaces de pénuries et de famines, de récession économique et d’inflation, l’amélioration de la production agricole nationale devient nécessaire et urgente.
Quoique le secteur agricole ait connu depuis l’indépendance des progrès certains et permis de répondre aux besoins alimentaires (lait, viande, œufs, fruits et légumes…) d’une population de plus en plus nombreuse et exigeante, il reste soumis à de multiples contraintes qui limitent son développement et la prospérité du milieu rural.
Parmi ces contraintes, la structure des exploitations a été considérée depuis longtemps comme un des facteurs importants du retard de notre agriculture et la principale difficulté de pratiquer une agriculture moderne, productive et rentable.
Situation de la petite exploitation agricole en Tunisie
L’enquête sur les structures des exploitations agricoles (2004-2005) montre que la petite exploitation est dominante et représente le principal acteur du domaine agricole. Plus de la moitié des 516 000 exploitations disposent de moins de 5 ha et détiennent 11% de la superficie agricole utile.
Les exploitations de plus de 50 ha représentent 3% et disposent de 34% des superficies agricoles. Le nombre total d’éleveurs (bovins, ovins et caprins) est estimé à 527 mille, dont 48% disposent d’une exploitation de moins de 5 ha. Plus des deux tiers des éleveurs possèdent au plus 3 vaches et plus du quart des éleveurs ovins ont seulement 3 unités femelles.
‘Plus de la moitié des 516 000 exploitations disposent de moins de 5 ha et détiennent 11% de la superficie agricole utile’
En 2021, le Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) a publié une étude complète sur la petite exploitation agricole en Tunisie. Cette étude relève les différents défis auxquels est exposée la petite exploitation agricole (PEA) dont notamment :
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La faible productivité en raison des pratiques traditionnelles et le manque de spécialisation.
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L’endettement des petits agriculteurs et la difficulté d’accès aux crédits.
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La faible mécanisation et la difficulté d’investir et de s’équiper.
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L’augmentation continue des prix des intrants et la hausse des coûts de production. L’augmentation des prix des intrants pousse les petits agriculteurs à ne pas recourir aux semences sélectionnées, engrais et produits phytosanitaires et vétérinaires, ce qui réduit encore la productivité et la rentabilité des PEA.
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Un faible accès aux marchés pour l’écoulement de la production et une dépendance vis-à-vis des intermédiaires.
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Une grande partie des exploitants ont plus de 60 ans et un niveau d’instruction très faible.
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La plupart des exploitations se trouvent éloignées, sur des terres marginalisées et isolées. L’accès aux infrastructures, aux services publics (santé, éducation, poste…) et aux commodités (eau, électricité, Internet…) est difficile;
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Un mauvais encadrement en matière d’utilisation des pesticides, au risque de nuire à la santé des agriculteurs.
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La petite agriculture n’est pas dotée sur le plan matériel et technique pour faire face aux catastrophes naturelles. Elle est très vulnérable au changement climatique. Par ailleurs, on constate une tendance à la spécialisation de la petite exploitation. C’est le cas, au Cap Bon, de la culture des Maltaises, du palmier-dattier (Deglet Ennour) dans les palmeraies du sud et des primeurs dans les périmètres irrigués. Ces exploitations, qui fournissaient jadis l’essentiel des besoins alimentaires de l’agriculteur et de sa famille, sont désormais orientées vers l’export et l’agriculteur doit se rendre en ville pour se procurer les aliments dont il a besoin. Cette situation fragilise la petite exploitation qui devient plus dépendante des intermédiaires et des aléas des marchés internationaux.
Le nombre d’exploitations, accompagné de la réduction de la superficie, ne fait qu’augmenter en l’absence de réglementation qui protège l’intégrité de l’exploitation après le décès de l’exploitant principal.
La PEA est caractérisée en général par des rendements faibles et un accès difficile aux marchés. Elle a été souvent associée à la pauvreté, au sous-développement, à la malnutrition, à l’analphabétisme et à l’archaïsme.
La petite exploitation agricole et ses atouts
Dans le monde, l’agriculture est dominée par la petite exploitation. Selon les Nations unies (https://unctad.org/system/files/official-document/tdb62d9_fr.pdf), on compte plus de 500 millions d’exploitations dont la surface est inférieure à 2 ha et qui se répartissent sur tous les continents (87% en Asie, 8% en Afrique, 4% en Europe et 1% en Amérique).
Ces exploitations emploient de la main-d’œuvre familiale essentiellement féminine. Plus de 2,500 milliards de personnes, à temps partiel ou à temps plein, se consacrent à ce type d’agriculture. Ces petites exploitations utilisent peu la mécanisation et ont un recours très limité aux crédits et aux services bancaires. Elles pratiquent surtout des cultures vivrières destinées à l’autoconsommation et l’économie de subsistance.
La petite agriculture est peu consommatrice d’intrants (engrais, pesticides et autres produits chimiques) et utilise les semences fermières. Les produits issus de la PEA sont perçus par le consommateur comme des produits de qualité, indemnes de résidus nocifs.
Elle dépend beaucoup moins des firmes généralement étrangères des semences, des produits phytosanitaires et engrais chimiques que l’agriculture industrielle, moderne. Les techniques de culture sont traditionnelles et l’impact sur l’environnement et la pollution demeurent faible.
« La petite agriculture est peu consommatrice d’intrants (engrais, pesticides et autres produits chimiques) et utilise les semences fermières »
Dans de nombreuses régions, face au chômage et à la rareté des opportunités d’emploi, le travail de la terre et le petit élevage représentent la seule possibilité de se nourrir et de survivre.
Suite à son importance socio-économique et son impact environnemental, de nombreux pays (comme la France, le Brésil et le Mali) ont soutenu et développé la PEA et disposent d’une stratégie pour remédier aux difficultés de ces exploitations, surtout au niveau de la rentabilité et de la commercialisation des produits.
L’utilisation de la petite mécanique pour faciliter le travail des paysans, le recours aux NTIC et à Internet pour la commercialisation des produits et la vente directe aux consommateurs, le développement des produits de qualité (biologique, terroir et label), le développement du tourisme rural et de l’artisanat et la valorisation du savoir-faire traditionnel représentent quelques pistes pour le développement des PEA.
La petite exploitation peut effectivement contribuer à la souveraineté alimentaire, la création d’emplois, la réduction de l’émigration des jeunes, la préservation de l’environnement et la création d’une dynamique socio-économique intéressante en milieu rural.
Une stratégie pour le développement de la PEA
En Tunisie, la PEA a toujours souffert de peu d’attention de la part des décideurs. Certains pensent même que seules les grandes exploitations modernes et industrielles sont capables de couvrir les besoins alimentaires de la population. Dans les années 1960, sous prétexte de moderniser l’agriculture, Ben Salah a poussé le pays vers le collectivisme. Les PEA devaient disparaitre et être remplacées par des unités coopératives.
Cette expérience, mal expliquée, mal comprise et conduite dans la précipitation, a été un échec total. Depuis, peu a été fait en faveur des PEA, qui ont été marginalisées et laissées-pour-compte. Il est nécessaire d’envisager une réelle stratégie pour développer le secteur de la PËA. Cette stratégie doit avoir des objectifs clairs et des mesures opérationnelles accompagnées des moyens humains et financiers nécessaires. Il serait nécessaire, au préalable, de mieux connaitre les PEA et leurs difficultés.
La PEA n’est pas un modèle réduit de la grande exploitation. Elle a des contraintes spécifiques, des moyens limités et elle nécessite des techniques et des solutions adaptées. La faible productivité et les difficultés de commercialisation des produits représentent, pour les PEA, un réel handicap. Il faut faire en sorte que la PEA soit rentable, productive et qu’elle représente une source de revenus viables et un bon moyen de subsistance.
Quelques éléments d’une stratégie PEA
L’encadrement des petits agriculteurs, la sensibilisation, l’information et la formation sont nécessaires pour améliorer la conduite technique et la productivité des PEA. La vulgarisation officielle classique rencontre de grandes difficultés matérielles pour toucher les petits agriculteurs isolés.
Les nouvelles technologies NTIC peuvent cependant aider à communiquer et informer. Il est possible d’adapter la vulgarisation et d’envisager l’utilisation d’Internet et des réseaux sociaux pour maintenir le contact avec les petits agriculteurs et répondre à leurs soucis et interrogations. Des charlatans exploitent déjà dangereusement ce créneau et induisent en erreur de nombreux internautes en répandant de fausses informations.
Les moyens financiers des PEA étant très limités, il est indispensable de leur faciliter l’accès aux crédits, de mettre en place de nouveaux mécanismes de financement spécifiques, de financer également l’équipement en petit matériel agricole (motoculteurs et accessoires) et de leur faciliter l’achat des intrants nécessaires à leurs cultures (semences sélectionnées, engrais et pesticides) à des prix raisonnables. Il faut instaurer également une politique pour encourager les jeunes à s’installer et soutenir les initiatives entrepreneuriales innovantes.
« L’encadrement des petits agriculteurs, la sensibilisation, l’information et la formation sont nécessaires pour améliorer la conduite technique et la productivité des PEA »
L’écoulement des produits étant déterminant pour la PEA, et afin de réduire les pertes, il est essentiel d’enseigner aux petits agriculteurs les techniques rationnelles de conservation et de les aider à s’équiper si nécessaire.
Encourager les petits agriculteurs à se regrouper et soutenir les associations d’agriculteurs, cela permet d’accroitre leur pouvoir de négociation face aussi bien aux fournisseurs qu’aux clients et d’écouler leurs productions à des prix convenables, sans passer par les intermédiaires.
Il est vrai que depuis l’échec de l’expérience du collectivisme des années 1960, le Tunisien est devenu allergique aux coopératives et autres formes associatives. Un effort d’explication et de persuasion est nécessaire pour les motiver à se regrouper et s’organiser.
Besoin d’une volonté politique
Développer la PEA ne vise pas uniquement de maintenir les petits agriculteurs sur place, mais de leur assurer également une vie décente. La PEA est un facteur important de paix sociale, de sécurité alimentaire, de création d’emplois et de réduction de la pauvreté et de la malnutrition.
Le développement des PEA nécessite une prise de conscience nationale favorable et une volonté politique évidente. Dans son étude signalée plus haut, la FTDS propose de créer une structure spécifique, comme par exemple une direction générale dédiée, au sein du ministère de l’Agriculture.
D’une façon générale, il est nécessaire de faire évoluer nos régions rurales, de réduire les écarts avec les villes parfois très proches, d’améliorer les infrastructures et de faciliter l’accès aux services publics (routes, écoles, hôpitaux, poste, banques…) pour rendre la campagne plus attrayante et motiver les jeunes à y rester et à y vivre. L’accès à l’éducation est un facteur important de développement du milieu rural.
« La PEA est un facteur important de paix sociale, de sécurité alimentaire, de création d’emplois et de réduction de la pauvreté et de la malnutrition »
L’analphabétisme et l’abandon scolaire représentent aussi des freins importants aussi bien pour les garçons que pour les filles. Il est indispensable de combattre ces fléaux et d’améliorer le niveau d’instruction des agriculteurs pour qu’ils soient plus ouverts et plus perméables aux progrès.
En Tunisie, malgré les efforts importants réalisés pour l’égalité des sexes, la femme rurale reste défavorisée et subit, vis-à-vis de l’homme, une véritable ségrégation. Bien qu’elle constitue la main-d’œuvre principale pour tous les travaux agricoles, la femme rurale est généralement mal traitée (cas des ouvrières agricoles surtout) et se trouve écartée du droit de succession et de propriété.
Il est aussi nécessaire de revoir sérieusement la situation de la femme rurale, de lui rendre tous ses droits et d’œuvrer pour son épanouissement, pour plus d’équité et pour des conditions de travail dignes.
(Article publié dans le n°853 de L’Economsite Maghrébin)