En Norvège, le ministre des Transports et la ministre de la Culture et de l’Égalité des genres se rendent au travail à vélo. De 2012 à 2015, la ministre française de la Justice, Christiane Taubira, refusait d’abandonner la bicyclette pour se déplacer. En Allemagne, la chancelière Angela Merckel, alors à la tête de la première économie européenne, faisait ses courses comme tout le monde dans un supermarché près de chez elle. Et ce, pendant que ses trois gardes du corps l’attendaient discrètement à l’extérieur du magasin. Enfin, seule ombre au tableau, dans sa tournée pour animer le « grand débat national » en réponse au mouvement des Gilets jaunes qui agitait la France depuis novembre 2018, le Président français, Emmanuel Macron, a été fortement critiqué pour les 18 voitures et 16 motos qui assuraient chacun de ses déplacements.
En Tunisie, en pleine pénurie de carburant, le Président tunisien, Kaïs Saïed, s’est rendu à Bizerte pour la fête de l’Evacuation du 15 octobre 1963 à la tête d’un cortège d’un grand nombre de voitures officielles, de grosses cylindrées rutilantes, sans compter l’escadron motocycliste, le dispositif rapproché des dizaines d’agents de sécurité et les centaines de policiers mobilisés pour contrôler tous les points de passage du cortège sur une distance de plus de soixante kilomètres. Bonjour la sobriété énergétique présidentielle, l’empreinte carbone, sans oublier la dilapidation de l’argent public!
Malgré tout ce faste et ces mesures draconiennes de sécurité, il y avait pourtant un couac impardonnable : il manquait l’enthousiasme populaire, les cris de joie d’une foule en délire amassée le long de l’itinéraire, brandissant pancartes d’allégeance et petits drapeaux, applaudissant à tout rompre son auguste président, lui exprimant sa joie et sa reconnaissance. Hélas, et même si c’était le cas, les mesures de sécurité draconiennes interdiraient au chef de l’Etat de leur faire le moindre signe. Dans un cortège roulant à vive allure, le blindage de la voiture et ses vitres teintées rendent tout passager sourd et aveugle.
Pour un grand nombre de Tunisiens, la fin de l’insupportable arrogance du pouvoir constitue l’une des principales victoires du 14 janvier 2011.
Pendant plus de deux décennies, l’insolence des puissants se déployait sans vergogne à chaque passage de l’imposant cortège de Zine-el Abidine Ben Ali. Et ce, dans l’incessant va-et-vient des voitures escortées de son épouse, de leurs enfants et petits-enfants.
Un abus de pouvoir que les services de sécurité, l’armée de policiers et les brigades spécialisées constamment sur le qui-vive faisaient quotidiennement subir aux populations riveraines, chaque fois que le président de la République quittait le palais de Carthage ou sa résidence. L’ampleur de ce dispositif, le zèle excessif des agents de l’ordre, les filtrages des véhicules et des passants, l’interruption quotidienne de la circulation, le ronflement de l’hélicoptère tournoyant inlassablement tout le long du parcours, sans parler du coût d’une telle organisation présidentielle pendant 23 ans d’exercice du pouvoir, avaient fini par pousser les Tunisiens à cultiver un profond rejet de tout ce qui ressemble de près ou de loin à de tels dispositifs, de tout temps l’attribut majeur des régimes autocratiques et corrompus des pays du Tiers-monde.
On sait de longue date que même les hommes qui paraissent comme les plus dotés de bonnes volontés, qui se présentent en grands défenseurs de la justice sociale, qui se prétendent sensibles aux souffrances humaines et promoteurs de slogans de liberté et d’égalité, une fois au pouvoir commencent à en prendre goût et perdent facilement pied.
Kaïs Saïed, longtemps converti aux vertus du gouvernement du peuple, par le peuple et pour le peuple, inlassable serviteur de la revitalisation de la démocratie dans le cadre d’un nouveau constitutionnalisme, a débarqué à Carthage en libérateur et en justicier implacable qui va s’appliquer à réparer tous les torts faits depuis dix ans au pays et à sa population, a glissé à petit feu vers l’autoritarisme; avant de basculer dans les dérives du pouvoir absolu.
Les pratiques d’un président austère, obstiné, omniscient, se mêlant de tout mais n’agissant point, qui s’agite pour pas grand-chose en dénonçant des abus, menace les fauteurs et les exploiteurs de désordre, s’engage par des promesses vagues exprimées à travers des allocutions dont on ne retient rien, ne provoquent que mécontentement, protestations et surtout des moqueries sur les réseaux sociaux.
Au départ, il avait affiché un mépris pour les cérémonies et le faste du protocole, avait laissé croire que c’en était fini des interminables cortèges, qu’il allait s’imposer une escorte présidentielle réduite à la mesure des modestes prérogatives de sa fonction. On s’est même laissé aller à rêver qu’officiels ou pas, ses déplacements passeraient désormais inaperçus et qu’il pousserait le culte de l’égalité de tous devant la loi jusqu’à s’arrêter au feu rouge ! Mais les mauvaises habitudes ont la vie dure et Kaïs Saïed n’a pas mis longtemps à renouer avec le passé. En délaissant la simplicité tant proclamée pour l’imposant cortège symbole de l’étalage de la puissance présidentielle et de la réussite matérielle du régime.
Or ce vaste déploiement des forces, toujours en prélude à des manifestations ou à une rumeur d’attentat, est une stratégie d’intimidation et de dissuasion. En effet, elle lui permet de semer la crainte dans l’esprit des gens et de continuer à exercer les pleins pouvoirs sans inquiétude et en maître absolu. Viennent alors se greffer le culte de la personnalité, la démesure présidentielle, la mythification et la mystification de l’image du « Père de la nation ».
Beaucoup de présidents qui avaient commencé leur mandat avec la réputation d’être modestes ou proches du peuple, ont été souvent pris de mégalomanie. Les dérives autoritaires, comme les délires du pouvoir, commencent toujours là où on les attend le moins, dans les petits emblèmes anodins qui attirent peu l’attention et derrière lesquels se dissimule l’exaltation de la puissance: l’apparat des déplacements; l’avion personnel dont on ne peut plus se passer; l’entourage complaisant et les collaborateurs au zèle vindicatif vis-à-vis de tout jugement ou critique.
Nous nous sommes longtemps habitués au système autoritaire, nous l’avons accepté en tant que fait immuable pendant 23 ans et ainsi nous avons contribué à le maintenir. Partout et dans tous les domaines, nous ne constatons que recul et régression par rapport aux perspectives de janvier 2011.
Malgré cela, nous nous retrouvons, encore une fois, dans la position d’impassibles spectateurs des dérives politiques et morales que nous cautionnons par notre silence, par notre indifférence. Au point qu’on a fini par ne plus nous étonner du manque de cohérence d’ensemble de la politique et des politiciens évoluant en fonction d’influences diverses et contradictoires.
La soi-disant proximité avec le peuple, qui ne vaut pas compétence, mais qu’on entend répéter à longueur d’antenne, est aujourd’hui bien mise à mal par une politique présidentielle devenue une technique d’accession et surtout de conservation du pouvoir.
Alors que la nature véritable de l’action politique, sa fonction première et dernière, est de faire prévaloir le bien.
Rappelons aux marchands d’illusions que la grandeur de la politique tient aux contraintes de la fonction qui leur échoit : s’occuper des faits simples liés à la vie quotidienne des gens et à leurs aspirations élémentaires, travailler, vivre et s’épanouir en toute liberté. En somme s’occuper du salut des hommes non demain, mais MAINTENANT, non dans un autre monde, mais ICI-BAS.