La foi sans prières s’émousse ou s’endort. En ce temps de sécheresse historique, de déficit prolongé de précipitations et de fortes chaleurs, les plus élevées depuis 1950, mettant la Tunisie à rude épreuve, il est d’usage en Islam et pour moins que cela, d’organiser des rogations pour la pluie, appelées salâtal-’istisquâ limitées à deux rak’a (génuflexions) et l’invocation da’ouapar l’imam de la formule « je demande pardon à Dieu istaghfir allâh ». L’assemblée est formée de tous les fidèles de bonne volonté, en état légal d’effectuer la prière musulmane. Au contraire de ce qui se passe en d’autres occasions, on n’y va pas avec de riches vêtements, mais on s’abaisse au rang du plus pauvre en portant des habits usagés. Plus l’acte de contrition est sévère, plus les sentiments sont jugés sincères et plus grande est la miséricorde divine.
Le 25 octobre 2022, le ministère des Affaires religieuses avait jugé qu’il était temps de recourir au rite de demande de pluie en le fixant pour le dimanche 30 octobre à 9 heures du matin. Or, à la surprise générale et au grand regret de l’imam de la mosquée Okba Ibn Nafaâ, Mondher Allani, le nombre de croyants disposant du droit d’intercéder auprès d’Allah pour obtenir la pluie a été jugé bien insuffisant pour que la prière soit valablement reçue. L’effectif nécessaire à la tenue de la prière n’ayant donc pas été atteint, l’imam a demandé à l’autorité de tutelle qu’une nouvelle assemblée soit tenue par une deuxième invocation le dimanche suivant. Il aurait dû préciser cependant, et à toutes fins utiles, qu’aucun quorum ne sera cette fois requis.
Pour faire face à ces défis climatiques et en laissant de côté l’istisqa orthodoxe, des survivances tolérées par l’Islam étaient répandues et constituaient même l’essentiel des rites de la pluie aux yeux de la population du pays et selon les régions : accommodation au culte des marabouts; sacrifices et repas; processions accompagnées par des jeux; actions sympathiques ou symboliques; chansons et hymnes tel le rite d’Oumouk tangou. A savoir: une tradition ancienne tunisoise d’invocation de la pluie héritée, paraît-il, de la tradition punique; même si le mot tangou renvoie à une réunion de danses de noirs africains. Oumouk tangou se présente sous la forme d’une poupée passementée d’oripeaux dont seule la tête, montée au bout d’une longue perche, était visible. Les enfants la promènent dans les ruelles de la médina en chantant : « Oumouk tangou, ô femmes, demande à Dieu de faire pleuvoir ». Chaque maîtresse de maison verse alors un peu d’eau sur la statuette en espérant que cela amènera la pluie. Ce simulacre, où le semblable provoque la production de l’analogue désirée, est en total correspondance avec les forces immanentes et surnaturelles de la magie blanche.
Maintenant, comment expliquer cette impardonnable défection de pieux volontaires dans un pays dont le gouvernement a été pendant dix ans téléguidé par les nahdhaouis, fortement encadré et imprégné par la récupération endoxale d’adeptes et maîtres à penser intégristes? Par quel phénomène peut-on expliquer cet inadmissible défaut d’observance par les affidés au conservatisme religieux le plus commun; alors qu’ils disposent plus que jamais de nombreux moyens de mobilisation. Tels que : les chaînes de radio et de télévision; les réseaux sociaux; le bouche à oreille à la sortie des lieux de prière?
En ces temps difficiles, où on désespère de tout et lorsqu’on ne croit plus à rien sans pour autant mettre en question la sincérité et la solidité de la foi du Croyant en Dieu, il aurait fallu procéder à un effort marketing par des actions qui déterminent et influencent des fidèles frustrés, découragés, las d’avoir le sentiment de ne pas parvenir à se satisfaire de l’essentiel, qui s’inclineraient alors plus volontiers sous la voix des imans ou autres autorités religieuses qui invoquent Allah.
Comme on prie, on pourrait offrir à l’occasion des sacrifices d’animaux domestiques, bœuf ou mouton, qui seraient promenés processionnellement. Avant d’enrichir de leur viande un festin zerda, symbole de fécondité qui appelle la pluie et les abondantes moissons. Ce repas religieux serait partagé en commun, paisiblement et l’on effectuera une dernière prière avant de se séparer. Dans la mesure où chaque localité possède son marabout, le mausolée serait en l’occurrence l’endroit le plus indiqué pour attirer le plus grand nombre de fidèles. Son rôle n’est-il pas de supporter l’iniquité du peuple, ramasser leurs péchés, puis intercéder auprès de Dieu?
Il y aurait cependant une autre explication à ce détachement des fidèles vis-à-vis de cet élan venant du plus profond de l’être, de ces prières liturgiques censées être immédiatement efficaces car n’ayant rien de personnel ni de privé ni de solitaire; mais qui concernent la survie de toute une communauté de croyants frappée par la menace du malheur et de la souffrance.
Or, notre image de l’univers et de Dieu dépend également de toutes les conditions passagères dans lesquelles nous vivons, de nos rapports avec les biens. Et nul d’entre nous n’a exactement la même vision matérielle, ni la même interprétation de son environnement, que ses proches ou ses voisins.
Des fidèles instruits et moins instruits savent désormais que la persistante sécheresse et la vague de chaleur exceptionnelle, touchant aussi bien le Maghreb que l’Europe n’est plus par sa durée et son intensité un phénomène localisé, mais une réalité planétaire.
Il est désormais reconnu que le dérèglement climatique, causé par les émissions de gaz à effet de serre, entraîne partout dans le monde des situations extrêmes : sécheresses plus fréquentes, intenses et longues; des inondations; et des feux plus nombreux. Une évolution qui bouscule l’agriculture, interroge sur les calendriers de cultures et les choix de variétés. Elle pose également des questions inédites et cruciales sur la gestion de l’eau.
La religion ne se réduit pas à la seule croyance en l’au-delà. Car elle implique aussi un culte, une morale et une organisation. On comprend alors qu’elle sert de moins en moins à affronter la mort qu’à faire face aux épreuves de la vie. Le Tunisien fait face à des peines et afflictions multiples qui ne se règlent pas par le seul repentir, autrement il prierait plus souvent pour les conjurer.
Aujourd’hui, les défis immenses sont d’ordre économique et social et touchent de multiples catégories de la population. Certes, les pluies sont bénéfiques et assurent la prospérité d’un pays, mais l’homme a aussi une responsabilité. Les ressources en eau du pays sont soumises à des pressions sans précédent du fait d’une plus grande consommation liée à l’essor démographique, la croissance économique;, ainsi que l’intensification de la variabilité du climat qui exacerbent un stress hydrique déjà bien présent.
Il n’y a pas que le manque de pluie qui incite au rassemblement et à la prière. Il en faut aussi pour conjurer le manque persistant de certains produits pour certaines franges sociales de la société.
La disparition des étals de certains biens alimentaires, les prix des fruits et légumes qui s’envolent et la baisse du pouvoir d’achat sans hausse de salaires, ne relèvent pas uniquement d’un caprice de la nature mais de la responsabilité politique des hommes et de l’implication civique du citoyen. Les protestations collectives et le vote qui ne débouchent sur rien acculeraient alors citoyens et représentants de certaines catégories professionnelles à se rassembler pour invoquer l’assistance divine et prier en commun : restaurateurs et pâtissiers pour le manque de sucre; mères de familles pour la pénurie de lait; parents d’élèves pour un système éducatif plus acceptable; malades pour une meilleure qualité des soins hospitaliers, etc.
Quant au chef de l’État, la cheffe de Gouvernement et ses nombreux ministres et conseillers, et au vu de l’état désastreux des finances publiques, ils gagneraient à consacrer un vendredi pour se conformer au rite de demande d’une pluie… de dollars!