Le Pr. Yadh Ben Achour est l’illustration parfaite de l’intellectuel engagé. Eminent juriste, docteur honoris causa de l’université de Genève, titulaire d’une chaire au Collège de France, professeur invité dans plusieurs universités dont l’université Harvard, témoin et acteur de la révolution tunisienne; il a accordé une remarquable interview à la revue mensuelle française Philosophie Magazine. Et ce, en marge de la conférence sur le thème « Le projet démocratique dans le monde arabe, entre révolution et contre-révolution » qu’il vient de donner, vendredi 4 novembre 2022, à l’Institut du Monde arabe. Extraits.
A la question posée par son intervieweur, Batiste Morisson, sur la manière dont les anciens philosophes et penseurs arabes percevaient la révolution, Yadh Ben Achour fait observer que ces derniers se sont prononcés sur le fait révolutionnaire « au moment où ils découvrirent la Révolution française ».
La révolution française et l’Islam
Dans un premier temps, « l’idée de révolution fut rejetée parce qu’elle était l’incarnation d’une malédiction de l’histoire ». Ainsi, et à titre d’exemple, Abd al-Rahman al-Jabarti (chroniqueur sous l’occupation française en Égypte au 18e siècle. NDLR) accuse la révolution française de se produire « sans Dieu ni religion ».
En effet, « les révolutions, les révoltes, les soulèvements populaires ont été considérés par tous les grands noms de la théologie politique islamique et par les historiens comme la révélation du mal dans l’histoire ». Car, explique-t-il, « le concept de la révolution contrevient aux concepts théologiques islamiques fondamentaux de la nature, du temps, du droit et de la politique ».
Un saut qualitatif vers l’émancipation démocratique
Mais, poursuit le conférencier, « en 2011, l’idée de révolution acquiert une positivité nouvelle; elle n’est plus considérée comme révélation du mal dans l’histoire. Elle devient l’instrument du progrès et ponctue l’évolution de l’histoire vers le haut ».
Ainsi, « des penseurs comme Abdelwahab Meddeb, Fethi Benslama, Sophie Bessis, Fathi Triki, Azmi Bichara et tant d’autres ont accueilli favorablement la révolution, en tant que saut qualitatif vers l’émancipation démocratique. Celle-ci n’est plus signe de malignité de l’histoire, mais de dignité humaine ».
Alors pourquoi a-t-on le sentiment que la révolution n’a pas produit les effets escomptés dans le monde arabo-musulman? « Le projet démocratique est un projet de très grande ampleur qui engage la vie sociale, familiale et individuelle sous toutes ses formes. Sa réalisation sur le plan des idées et de l’expérience exige de longues et périlleuses traversées à travers le temps, avec des accidents, des périodes d’arrêt ou même de régression, des rebondissements imprévisibles », assure l’universitaire tunisien.
Note d’espoir
Et de poursuivre : « Cependant, le projet démocratique est devenu un projet national. Il a pris racine dans nos pays. C’est ce que nous enseigne l’actualité, avec les soulèvements de masse au Soudan, en Algérie, au Liban, en Irak ».
« Regardez ce qui se passe aujourd’hui même au Soudan. Un énième coup d’État y a eu lieu le 25 octobre 2021, mais une énième résistance démocratique se poursuit et des êtres humains continuent de mourir ici et ailleurs pour que les droits et les libertés soient rendus à leurs titulaires. Croire que le projet démocratique est un échec définitif, c’est faire preuve d’une myopie à la fois historique et philosophique ».
Ben Achour : dérive autocratique
Et qu’en est-il de la Tunisie où le projet démocratique se trouve confrontée à une dérive autocratique avec Kaïs Saïed depuis plus d’un an?
« Le prétendu processus révolutionnaire entamé le 25 Juillet 2021 a trompé plus d’un », assure l’ancien doyen de la Faculté des sciences juridiques de Tunis.
Et d’expliquer : « La Tunisie, après avoir vécu pendant dix ans une expérience démocratique difficile, a fini par subir cette malheureuse épreuve, entreprise paradoxalement au nom de, mais en fait contre, la Constitution ».
« Le coup d’État s’est poursuivi par le décret scélérat des pleins pouvoirs (le décret 117 du 22 septembre 2021) adopté avec la complicité de certains juristes collaborateurs, heureusement rares et isolés, bernés par la duplicité de leur commanditaire qui les a d’ailleurs renvoyés par la suite, sans tenir compte de leur projet de constitution », ironise-t-il.
Un coup de griffes aux pères de la mouture de la constitution, le doyen Sadok Belaid et le constitutionnaliste Amin Mahfoudh, superbement ignorés par le Président et qualifiés injustement et avec une certaine suffisance par leur collègue Yadh Ben Achour de « juristes collaborateurs » et de « dupes ».
Au final, constate l’auteur « De l’Islam et la Démocratie », nous avons eu une nouvelle constitution « qui frise l’absurdité et prolonge en réalité l’état d’exception ».
« La mise en application de l’état d’exception doublée de l’exercice des pleins pouvoirs nous ramène à la plénitude du pouvoir, vide de droit. Son danger, c’est qu’il installe la matrice d’une gestation dictatoriale encore plus périlleuse. Mais la mobilisation démocratique ne désarme pas, et je pense qu’elle provoquera à terme la chute du régime », poursuit-il.
Effets inverses
Par ailleurs, prié d’expliquer les causes de « l’inaboutissement » du projet démocratique des révolutions arabes, le conférencier soutient que des élections démocratiques « peuvent aboutir au triomphe de partis substantiellement antidémocratiques ». Or, une fois arrivés au pouvoir, grâce à la majorité électorale, « ces partis se mettent à vouloir islamiser aussi bien l’État que la société. Ce fut le cas en Égypte avec le coup d’État militaire du général Sissi le 3 juillet 2013, et le coup d’État contre la Constitution de Kaïs Saïed, le 25 juillet 2021 ».
« L’explication est que les révolutions arabes manquent d’épaisseur intellectuelle et philosophique », conclut-il, à juste titre.