Qu’il est long, ce fil suspendu au-dessus du vide… Comme un funambule, les réformes proposées par le gouvernement tunisien et acceptées par le FMI avancent à pas glissés vers l’objectif d’un modèle de développement longuement défendu par une institution ayant pour responsabilité de formuler des politiques économiques aux pays touchés par une crise grave en leur apportant un appui financier contre l’adoption de normes universelles adéquates leur permettant de procéder à des ajustements et ainsi de rétablir la stabilité financière et la croissance. Mais la perche qu’un Etat sur la corde raide peine à tenir à l’horizontale depuis des décennies ne cesse de vaciller, un coup à droite, un coup à gauche, et finira par le précipiter par terre.
Le texte du programme d’accord avec le FMI, au départ objet d’une manifestation de fierté disproportionnée, n’en finit pas de nourrir depuis sa publication inquiétude et agitation. Parmi les questions discutées et approuvées par les deux parties figurent : la levée progressive du soutien aux produits alimentaires et à l’énergie; et la mise en place d’un programme de réforme des entreprises publiques. Contentons-nous cette fois d’insister exclusivement sur les entreprises publiques longtemps dénoncées comme coûteuses, nullement performantes, échappant à tout contrôle sur leur gestion en raison de l’absence de concurrence et d’un processus décisionnel biaisé par le politique. Leurs déficiences constituent un frein puissant, entraînant un blocage de tout processus de développement par les charges qu’elles font peser sur les budgets nationaux.
Dans une récente interview, la Directrice générale du FMI, Kristalina Georgieva, a non seulement révélé que cette affaire de privatisation des entreprises publiques était une proposition de l’exécutif tunisien et non pas une instruction dictée par le FMI. Mais, de plus, elle craint que sans l’accord des syndicats toute participation du secteur privé dans les entreprises publiques encore moins leur privatisation complète serait un facteur socialement déstabilisant. Elle ajoute même, qu’au-delà de la résistance syndicale, l’obstacle le plus redoutable reste l’absence de consensus national autour du programme de réformes.
Si les membres du gouvernement croient posséder la martingale pour modifier le système des subventions par des compensations ciblées, ils sont en revanche complètement désorientés dès qu’on soulève la question de la privatisation des entreprises publiques. Sans référentiel pour communiquer d’une seule et même voix à ce sujet, ils font dans la périphrase, dans la circonvolution, dans l’euphémisme; en tout cas pas dans la clarté. Et bien entendu, cette incapacité à dire les choses et à les faire simplement, s’est retrouvée dans ce qui est devenu tantôt une restructuration, tantôt un assainissement, tantôt une réorganisation mais jamais une privatisation.
Qu’il le veuille ou non, beaucoup dans la manière de diriger le pays de Kaïs Saïed se retrouve dans cet imbroglio inextricable de certitudes obscures.
D’abord l’indifférence et l’absence. Ensuite l’exigence à trouver des solutions qui ne sont pas celles qu’on lui suggère ni celles qu’adoptent les autres. C’est cette capacité à toujours penser hors du cadre, que l’on retrouve dans ses ordonnances. Entre les injonctions restées sans suite et l’impossibilité de faire bouger les rouages étatiques. Mais également l’incapacité à bousculer le mur de l’Etat profond, à imposer ses décisions. Et ce, sans qu’elles soient caricaturées, sans qu’elles produisent cette étrange mixture dont l’application est une suite de flops retentissants.
Toujours à bout de souffle, parfaitement rompue à l’exercice de ceux qui tendent la main mais qui ont du mal à tendre l’oreille, la Tunisie se soumet par désespoir plus que par stratégie de développement au dernier diktat d’une série indéfiniment nombreuse de conditions dictées par les fervents avocats des marchés concurrentiels et non de l’économie administrée.
Ainsi, la Tunisie doit se plier à leur politique d’assistance par l’évacuation des derniers résidus de l’économie centralisée et des entreprises publiques. Ce modèle, qui fut compatible en Tunisie comme ailleurs avec le système du parti unique, du personnage charismatique et de la nouvelle classe petite bourgeoise – pose toujours la question du rapport entre le politique et l’économique, entre l’application de modèles préfabriqués et la réalité politique et anthropologique des pays récipiendaires de l’aide internationale.
On fait comme si ce qui a marché ailleurs est transposable et praticable ici. Quand bien même l’Etat défaillant serait agité par des dissensions internes, mal gouverné, politiquement instable et pourvu d’une machine bureaucratique pléthorique, toute puissante et routinière.
Mais qu’en est-il des expériences passées? Doit-on comprendre à la lecture des bilans successifs dressés après chaque échec que les fameux facteurs de croissance auraient buté contre les détails pratiques, les conditions locales et les caractères nationaux??? Auquel cas qu’est-ce qui empêcherait ces facteurs de contrecarrer à nouveau cette ultime réforme?
L’élément nouveau avec la mondialisation est qu’il s’agit d’un engagement dans une voie considérée désormais comme la seule voie possible. La privatisation des entreprises étatiques, compte tenu de leur inefficience, de leur déficit chronique et de leur incapacité à générer des ressources, n’est pas un élément isolé de l’ensemble, mais relève d’une stratégie globale de transition vers l’économie libérale du marché et interpelle de ce fait aussi bien le politique que le social.
Encore une fois on part du postulat réducteur que, confrontés aux mêmes conditions tous les peuples devraient réagir identiquement. Mais la nature humaine n’est pas uniforme, elle est modelée par l’histoire, la géopolitique, la religion, le climat et les traditions, tout ce qui en fait une culture. Ce qui affecte dans une société donnée le cadre juridique de la propriété ou de la propension au travail par exemple, affecte de même l’entreprise, l’invention, l’innovation et l’accumulation du capital.
Certaines cultures acceptent en effet ces activités ou ces institutions plus rapidement que d’autres, et différentes cultures arrivent à promouvoir commerce et entreprise différemment. Ceci a été vérifié par exemple pour les « quatre tigres asiatiques » qui doivent leur forte croissance industrielle au climat de paix sociale où compte beaucoup l’esprit d’équipe et même de fidélité, reposant sur des valeurs familiales faites de dévotion et d’obéissance. Ces pays ont réussi à créer les mêmes conditions de sécurité et de confiance qu’exigent les relations de commerce que la loi et le système juridique avaient forgé en Occident.
Avec ou sans la privatisation, on ne sait toujours pas comment on doit réaliser la croissance économique. Car le capitalisme, même atténué par l’Etat social, est une étrange création de l’Occident. Comment le rendre suffisamment compatible avec d’autres cultures, avec la pauvreté, la rareté, le retard culturel et technologique et les difficultés de la transition démocratique devenue synonyme de crises institutionnelles voire d’absence d’Etat?
La mondialisation. Le mot d’ordre aujourd’hui, dans le cadre de cette forme incontournable de régulation des systèmes complexes, n’est pas seulement de dépouiller l’Etat de la prérogative économique, mais de débarrasser la société de toute domination en permettant à l’économie de se déployer en toute liberté sous le couvert d’un Etat minimal posé en simple arbitre des jeux du libre-échange.
La mondialisation est aussi un changement dans l’organisation des affaires, du gouvernement et de la société. La façon dont les pays en développement réagiraient aux forces de cette mondialisation aura un effet majeur aussi bien sur leur niveau de vie que sur leurs institutions politiques et sociales. S’adapter ou mourir semble être le seul mot d’ordre et la seule alternative offerte.
En plus des changements radicaux dans la politique économique, la mondialisation implique, sur le plan international, une transformation des relations avec les autres groupements régionaux et les institutions économiques internationales induisant une transformation radicale du rôle de l’Etat national dans la société : ouverture des frontières, privatisations massives, suppression des subventions pour les produits de première nécessité, diminution des dépenses sociales (éducation, santé) etc.
La privatisation
Pour répondre aux contraintes de la globalisation, le rôle du secteur public est alors repensé et l’accent est mis sur le développement du secteur privé considéré comme le vecteur de la dynamique économique et un gage d’efficacité et de rentabilité, durement sanctionné en cas d’échec. Une politique active de privatisation constitue alors l’instrument fondamental de la croissance en permettant d’améliorer l’efficacité et la productivité des activités économiques allégeant ainsi le fardeau administratif et financier de l’Etat. En revanche, toujours dans la même veine, le secteur public est en général stigmatisé comme un havre d’irresponsabilité et de bureaucratie.
Cet élément du processus de modernisation économique, impulsée dans les systèmes périphériques afin qu’ils se rapprochent des modèles occidentaux, a conduit à remettre en cause, dans ces pays, tous les mécanismes traditionnels de régulation des demandes sociales dans lesquels l’Etat occupait une place primordiale sans qu’aient pu être pensés et mis en place des mécanismes alternatifs de régulation des relations politiques, économiques et sociales. Les défaillances constatées dans le secteur public passent par une solution radicale : le transfert pur et simple de l’exploitation de l’activité au secteur privé.
Il en est de même que sur le plan économique. Car on oublie que l’application de cette politique libérale pour les pays qui veulent internationaliser leur économie nécessite une « bonne gouvernance » autrement dit la mise en place d’institutions de marché fortes et crédibles, appelées à faire respecter le jeu libre du marché comme le respect de la réglementation, la responsabilité du gouvernement, l’efficacité et l’impartialité du système judiciaire et bureaucratique et la lutte contre le monopole et la corruption. Des institutions de régulation qui s’assurent que les règles, encouragent plutôt qu’elles n’entravent les forces compétitives du marché.
Enfin, sur le plan politique des institutions issues de procédures électives transparentes, c’est-à-dire une démocratisation de la vie politique, manquent souvent à l’appel. Comment donc arriver à approfondir le processus de démocratisation sans faire avorter le processus de libéralisation économique? Comment consolider l’économie libérale de marché sans renier les engagements démocratiques?
La question sociale. Dans des économies de tradition étatique, le secteur privé a mauvaise presse; on l’accuse de parasitisme, de comportement spéculatif plus que productif, de recours à la corruption contrairement à un secteur public jugé plus paternaliste, plus humain, et en patron d’entreprises il est capables d’accumuler découvert sur découvert pour sauver quelques emplois. Dans ces conditions, une politique de privatisation, avec son cortège de licenciements s’accompagne souvent d’une certaine régression sociale, générant contestation et mécontentement. Un ajustement chasse l’autre et les recours à l’aide internationale se succèdent autant que les pressions pour que les pays en crise adoptent le néolibéralisme sans inscrire les mesures qu’ils prennent dans la réalité locale des relations entre l’Etat et la société.
La privatisation est inséparable de l’existence d’une classe d’entrepreneurs. Ces pays ont-ils développé le profil d’un entrepreneur, capitaine d’industrie, capable de prendre en charge la dynamique économique? Qui soit suffisamment convaincant en tant qu’agent de développement économique pour saisir l’importance de la responsabilité qui est maintenant la sienne? Capable de mettre au point de nouveaux produits, de s’ouvrir aux nouveaux marchés, de favoriser l’emploi et de promouvoir les activités de R&D? Capable surtout d’être le garant des institutions démocratiques?
La politique de privatisation n’est-elle pas pensée et appliquée avec la même démarche bureaucratique que celle qui avait accompagné les réformes économiques précédentes? Le marché est ici posé comme une superstructure se suffisant à elle-même pour déclencher une dynamique d’autorégulation, d’ajustement des équilibres sociaux et d’accumulation. Pourtant le marché n’est pas partout et toujours identique à lui-même. Le marché d’un pays sous-développé n’obéit pas aux mêmes lois que le marché d’un pays avancé. De même que l’intervention de l’Etat dans une économie développée n’a pas la même portée méthodologique que son désengagement ou intervention dans une économie sous développée.
Demeure la question politique
On assiste aujourd’hui à un retour pur et simple au libéralisme comme si la faillite du collectivisme prouvait que le libéralisme est le régime idéal ou le seul possible. C’est ce qui explique que l’on soit aujourd’hui si réticent à mettre en question le capitalisme, les privatisations, le désengagement de l’Etat de l’économique et du social de même qu’à discuter l’idée de justice dans ses rapports avec l’économie de marché.
Depuis l’amorce de la mondialisation, des tentatives institutionnelles sont lancées pour que cette libéralisation s’accompagne d’une certaine consolidation du processus démocratique. Des lignes d’action politiques sur le plan international essaient de renforcer la démocratie et le marché et faire en sorte que ces deux réformes évoluent de concert. Un seuil minimum de liberté démocratique est toujours exigé par la communauté internationale et relève même des accords entre certains pays et des groupements régionaux.
Le problème qui se pose est que le capitalisme s’accommode de l’inégalité économique, sociale et politique mais pas la démocratie qui adhère à une répartition égale du pouvoir politique : un homme une voix. Le marché considère, de son côté, qu’il est du devoir du plus compétent économiquement d’écarter le moins compétent des affaires donc du marché. Pour les défenseurs du capitalisme, ce système est un moindre mal, il a ses bienfaits car il génère la prospérité et la liberté individuelle. Mais ceci est valable dans un système où capitalisme et démocratie ont évolué la main dans la main. Qu’en est-il des pays du Sud où la solution capitaliste va rarement de pair avec la démocratie? Dans ces pays, où la démocratisation s’avère d’autant plus indispensable que les pays progressent sur la voie de la croissance économique qui développe une élite qui désire participer au processus de prise de décision politique, la cohabitation est souvent difficile et une partie doit s’imposer au dépend de l’autre : d’où le dilemme démocratie/économie de marché. Alors que faire?
- Ralentir la démocratie en fermant les yeux sur l’injustice et les atteintes aux droits suscitées par la contraction du processus économique?
- Ralentir la marche vers le libéralisme de peur de susciter les mécontentements et de creuser l’écart entre les classes? Autrement dit retourner à une structure plus autoritaire et plus centralisée dans les décisions politiques au moment même où on prêche la liberté du marché?
- Plus d’Etat providence parce que plus de démocratie? Ou moins d’Etat providence car plus de liberté de marché?
- Faut-il raisonner en terme de coûts/bénéfices?
Voyons, pour terminer, quelques cas de figure :
Celui d’une libéralisation économique sans ouverture politique : Privatisation, vérité des prix, démantèlement des taxes douanières qui ôte à l’Etat ses instruments traditionnels de protection des prix des produits de première nécessité. L’Etat est activement sollicité pour modérer les conséquences du marché et générer une plus équitable répartition des revenus, davantage que ne l’aurait fait un marché livré à lui-même. Pour rester fidèle à sa politique de libéralisation, forcément impopulaire, l’Etat va réduire les libertés individuelles aussi bien dans le domaine politique qu’économique : suppression du droit de grève, censure de l’information, restriction des libertés, etc. Pendant combien de temps cette contradiction tiendra-t-elle?
Davantage que de proposer une solution conforme au droit, l’essentiel pour ces gouvernements paraît être de préserver la paix sociale, de rétablir l’ordre, d’encadrer la population et d’assurer la stabilité propice à la poursuite de la politique de libéralisation.
Celui d’une démocratisation sans libéralisation économique : de plus en plus irréalisable car imposée par les accords et l’endettement. Elle produit une tension entre l’accroissement des exigences dans le champ politique et les possibilités matérielles permettant de satisfaire ces exigences. L’Etat a des capacités de plus en plus limitées suite à son interventionnisme et son inefficacité économique. Je reviens à l’antiquité car les anciens ont été confrontés à cette question. Egalité arithmétique ou égalité géométrique? Egalité devant la loi ou égalité selon le mérite. Aujourd’hui le problème n’a pas été abordé autrement le marché est-il le meilleur instrument de redistribution puisqu’il sanctionne le mérite contrairement à l’Etat qui lui ne voit que des citoyens. Le marché, dans ce cas, est-il plus efficace et plus équitable que la démocratie?
Celui d’une démocratie et d’une liberté de marché : c’est le cas des pays riches, développés où se déroulent les débats d’idées et de projets, où est affirmé l’intérêt pour la chose publique et où la lutte politique est sanctionnée par le suffrage. Dans les pays du Sud, la libéralisation économique risque de saper les efforts de consolidation économique car elle est coûteuse pour certains secteurs. Plus de démocratie signifierait plus de liberté de contester, de dénoncer, de lutter contre ce qui est perçu comme une injustice ou une violation et susciter par des décisions impopulaires?
Etant donné le fonctionnement économique et social qui prévaut souvent dans les espaces sous-développés, et la Tunisie en fait encore partie en dépit du changement du régime politique, caractérisés par la présence d’économie de rente sous toutes ses formes et par la prévarication, le tout rendu possible par une démocratie formelle qui n’avance pas la loi comme critère de détermination pour les uns et pour les autres, introduire l’économie de marché, en excluant à jamais le secteur public, jugé inefficace, n’est-ce pas introduire un système exogène qui ne saurait aboutir aux mêmes résultats en termes d’efficacité que celui que l’on constate dans les espaces avancés?