En comparant le communiqué de la Présidence de la République à celui de l’Union Européenne, résumant la rencontre entre le Président de la République Kaïs Saïed et le délégué européen pour la justice, Didier Reynders, on a du mal à réaliser qu’il s’agit de la même rencontre. Loin de nous l’idée qu’il y a eu manipulation médiatique de part ou d’autre, mais il est certain que chaque partie s’est contentée de répercuter son point de vue sans accorder la moindre importance au point de vue de l’autre. Ce qui donne l’impression qu’on assiste continuellement à un dialogue de sourds. En fait, il s’agit moins d’un dialogue que d’une confrontation de points de vue diamétralement opposés. En tout cas c’est ce que reflète explicitement le communiqué de la Présidence tunisienne.
Déformation professionnelle ou agressivité diplomatique, Kaïs Saïed parle à son interlocuteur comme parlerait un professeur à son étudiant, qui n’aurait pas appris et assimilé son cours de droit. « Plusieurs concepts incrustés dans la pensée politique occidentale, nécessitent une lecture critique, sachant que plusieurs expériences (démocratiques) en occident posent problème et sont sujet à un débat », assène KS à son interlocuteur, certainement éberlué ! Sans préciser évidemment de quelles expériences il parle, du moins selon le communiqué. « Après tout, poursuit-t-il, les institutions ne sont pas un objectif en soi, mais elles sont crées pour servir les objectifs qui leurs sont assénés ».
Le professeur tunisien et l’élève européen
A l’évidence KS parle du défunt parlement, ainsi que d’autres institutions qu’il a dissous, gelé ou simplement rayé de la Constitution !
Mais c’est surtout à la pensée politique « occidentale » que KS garde ses meilleures flèches. En effet, selon lui, « certains concepts juridiques, dans plusieurs pays occidentaux ne sont pas innocents (y a-t-il des concepts innocents?) et que même s’ils donnent l’impression de défendre le droit, en réalité ils défendent son contraire (le non droit) ! Voilà! Toute la messe est dite, et nous découvrons que notre Président, qui a enseigné pendant trente ans le droit à nos étudiants et qui est élu à la magistrature suprême grâce à ce même droit « occidental » rejette complètement ce droit. Non en tant que assistant de faculté, comme il l’était, mais en tant que Président de la République Tunisienne et en notre nom, et surtout, dans un « dialogue » avec le représentant de l’Union Européenne, chargé justement du droit et de la Justice et qui s’est déplacé pour soutenir « le peuple tunisien » mais aussi pour clarifier dans un face à face avec notre Président, la position du plus grand rassemblement des Nations que le monde ait connu et surtout notre principal soutien politique et économique.
Il faut avouer que nous nageons en pleine scène surréaliste, qui n’émeut d’ailleurs plus personne hormis les quelques dizaines d’irréductibles ennemis de KS en personne et dont il va parler (selon le même communiqué) en termes peu élogieux! Pour prouver que la liberté et la démocratie règnent en Tunisie, il rappelle à son interlocuteur « que ceux qui appellent aux assassinats et au meurtre, se déplacent en toute liberté » oubliant du coup le décret qu’il a promulgué lui-même il y a seulement quelques mois et qui condamne à de lourdes peines quiconque ose diffamer un tiers (notamment le Président), que dire des appels au meurtre? A moins que ce décret n’a pas été promulgué pour être appliqué!!!
Ce n’est pas la première fois que le Président de la République parle sur ce ton à nos partenaires. Il l’a déjà fait avec surtout les représentants de la première puissance mondiale, les USA. Ce qui prouve qu’il assume pleinement ses positions et qu’il ne compte pas revenir sur ses décisions concernant le processus politique en Tunisie ; et ce malgré les énormes pressions et chantages exercées sur lui, allant jusqu’au menaces de couper les aides de FMI et de l’Union Européenne. Mais il ne semble accorder aucun crédit à ces déclarations parfois offensantes pour l’orgueil national. Il faut le reconnaitre, KS ne mâche pas ses mots quand il s’agit de souveraineté nationale et c’est à son honneur. Sauf qu’il ya d’autres façons d’exprimer les mêmes idées d’une façon plus diplomatique, ce que font d’ailleurs ses différents interlocuteurs. Si on ne peut pas lui reprocher de ne pas user de ce langage, qui est la langue de bois diplomatique, on peut cependant lui reprocher de ne pas calculer ou connaître les conséquences d’une telle hardiesse. Car tout ce qu’il dit sera retenu contre lui, et en matière de langage diplomatique, on n’a nullement le droit à l’erreur.
L’UE face au cas Saïed
On ne peut pas dire que les relations de l’UE avec KS étaient de tout repos depuis son arrivée au pouvoir et surtout après le coup de force du 25 juillet 2021, que l’Union n’a ni soutenu ni condamné, suivant par là la position américaine. Mais étant le partenaire économique principal de la Tunisie, depuis la signature des accords en 1995, l’UE européenne a toujours pesé sur la politique extérieure et aussi intérieure de la Tunisie, aussi bien au niveau de la commission qu’au niveau du parlement. Sauf qu’avec KS, il semblerait que les diplomates européens de l’UE ne savent plus sur quel pied danser. Leur ministre des affaires étrangères avait même menacé de suspendre certains soutiens financiers si la Tunisie « ne retrouve pas le chemin de la démocratie », sauf que ces menaces sont restées lettres mortes, après le déclenchement de la guerre en Ukraine. Les européens ont eu peur de perdre un allié, « no membre of NATO », et donc un allié stratégique des USA. Surtout que KS avait laissé un moment planer le doute sur la position tunisienne vis-à-vis de l’attaque russe contre un Etat européen avant de se décider de se ranger du côté américain. Depuis, et surtout après l’annonce de la prochaine signature avec le FMI, qui signifie obligatoirement un feu vert américain, l’UE tout en applaudissant des deux mains cet accord a promis un soutien financier substantiel à notre pays. Mais cela ne veut absolument pas dire que l’UE a cessé de faire des pressions pour que la Tunisie retrouve le chemin de « normalité démocratique » comme l’a souligné le communiqué de l’émissaire européen.
Depuis, les visites successives de responsables de l’UE ont toujours le même objectif : s’assurer que la Tunisie est toujours du bon côté, tout en continuant à la soutenir économiquement. Evidement l’UE appelle toujours au retour « à la démocratie », mais avec un ton de plus en plus conciliant. Il faut dire que le cas KS divise les européens comme il divise l’establishment américain.
Ce qui est certain, c’est que les européens aussi bien que les américains ont revu à la baisse leur ambition démocratique pour la Tunisie. Puisque aussi bien les uns que les autres ne demandent plus que de s’assurer que les élections de décembre prochain soient « inclusives » et soient précédées d’un »dialogue national ». Ce qui est presqu’impossible après la publication de la liste des candidats aux législatives et le mode de scrutin adopté ainsi que le nouveau découpage électoral.
Autant dire que les appels des occidentaux sont tombés dans l’oreille d’un sourd. Pourtant KS les a bien entendu mais ne semble pas leurs accorder grand cas. Il ne pense que continuer dans la voie qu’il a choisie, celle de l’exclusion totale des partis politiques, même pour les partis qui le soutiennent. Il ne s’en est d’ailleurs jamais caché considérant depuis toujours que la démocratie basée sur le multipartisme est dépassée et qu’il en propose un autre modèle que ses partisans intitulent « le système basique » et qui dénote réellement d’une pensée basique (sans jeu de mots). La création d’une deuxième chambre exprime parfaitement ce choix, ainsi d’ailleurs que le principe de la révocabilité des élus par « leurs bases ». Un discours qui s’apparente au délire khaddafiste, sauf qu’il est mis en application et intégré dans la Constitution.
D’ailleurs, l’émissaire européen, si l’on suit le communiqué de l’Union, a réitéré devant KS les principes de base de la démocratie. A savoir, la séparation des pouvoirs, l’indépendance de la justice et la liberté de la presse. Comme pour répondre à son interlocuteur, qui lui a servi certainement un discours sur les bienfaits du système basique. Mais l’émissaire européen a indirectement soutenu le principe des élections législatives de décembre prochain, à condition bien sûr qu’elles soient « inclusives ». Sauf que l’on ne voit pas comment, puisque l’essentiel des partis politiques appellent carrément à boycotter le scrutin et menacent de ne point reconnaitre les résultats.
Le discours de KS, face aux occidentaux, quoiqu’il soit peu diplomatique, et parfois choquant, nous place dans une relation différente de celle qu’on avait avant avec notre grand partenaire du nord. Mais dans la situation critique que vit notre pays, les mots ne suffisent plus et il y a de fortes chances qu’elles produisent l’effet contraire de l’effet escompté.