Maintenant que les esprits se sont apaisés, l’élimination intériorisée, les revers oubliés, il est permis de parler sans crainte de la place du football, ce sport de masses, dans nos sociétés et souvent son instrumentalisation à des fins politiques.
Loin de promouvoir un esprit antinationaliste et de fraternité entre les peuples, l’organisation de la Coupe du monde de football reproduit à chaque fois les mêmes rivalités et les mêmes inégalités de richesses et de puissance entre les nations, sans parler des investissements gigantesques, des pressions politiques et des soupçons de corruption des officiels de la FIFA de par le monde : 24 milliards d’euros ont été dépensés rien qu’en lobbying par le Qatar pour s’attribuer l’organisation de cet événement à Doha.
Dans les pays pauvres du Tiers-monde ce sont plutôt les problèmes internes à chaque nation qui profitent des compétitions sportives internationales. Lorsqu’on ne cherche pas l’adhésion pleine et entière de la population au régime, la participation à la Coupe du monde sert opportunément à tromper la vigilance des ménages sur la dégradation de leurs conditions de vie et à faire passer subrepticement quelques mesures impopulaires.
Entre le 22 et le 30 novembre, pendant que les Tunisiens s’adonnaient sans retenue à leur passion favorite, évaluant d’avance les chances de qualification de l’équipe nationale de football, rivés à leurs écrans de télévision dès que l’hymne national est exécuté, ils prêtèrent moins d’attention à la nouvelle augmentation des prix du carburant annoncée par le gouvernement entre deux matchs décisifs.
« L’organisation de la Coupe du monde de football reproduit à chaque fois les mêmes rivalités et les mêmes inégalités de richesses et de puissance entre les nations »
Il faut reconnaître qu’ils vivaient alors dans un monde illusoire, privés pour un temps des représentations ajustées à leurs intérêts objectifs en attendant d’atterrir avec fracas, s’engageant de plain-pied dans une crise économique majeure appelée à s’accentuer dans les jours et les mois à venir.
La magie du football est que les compétitions continuent à passionner le public tunisien nonobstant l’élimination précoce de l’équipe nationale.
Cependant, demeure en toile de fond le spectre d’un avenir compromis : marasme économique, taux d’inflation historique, chômage croissant, contestations larvées, aggravation de l’insécurité et, par-dessus tout, une réelle incapacité à restaurer le fonctionnement de l’Etat et de ses institutions.
De sombres perspectives qui réclament plus que jamais un gouvernement à la fois cohérent dans sa composition, compétent dans son action, inébranlable dans ses convictions et solidaire dans ses décisions.
En somme tous les attributs d’un pouvoir politique déterminé à répondre aux immenses attentes de la population. Or il est à craindre que par plusieurs de ses composantes, chef d’Etat et gouvernement, qui dirigent dans l’incertitude et l’imprévisibilité, ne soient pas à la hauteur de tels défis.
Un jeune homme a été abattu par les forces de sécurité iraniennes après avoir klaxonné au volant de sa voiture pour célébrer la défaite de l’Iran face aux États-Unis, lors de la Coupe du monde 2022.
Loin de soulever une solidarité patriotique, la défaite de l’Iran contre son ennemi juré, les Etats-Unis, a fait exulter de joie une foule embarquée depuis trois mois dans un important mouvement de contestation contre le régime théocratique.
On a même vu au pays des mollahs un Iranien agiter à visage découvert le drapeau du pays du « grand Satan » devenu du coup un emblème d’émancipation.
« La magie du football est que les compétitions continuent à passionner le public tunisien nonobstant l’élimination précoce de l’équipe nationale »
La victoire de l’équipe de Tunisie sur la France a provoqué chez certains des sentiments ambivalents, oscillant entre la joie bien partagée d’avoir vaincu les Français, tenants du titre et ce en dépit de leur chauvinisme légendaire et agressif ; et l’immense soulagement de voir l’équipe de Tunisie éliminée de la Coupe du monde de football.
Inavouable délivrance après tant de ferveur patriotique et de divinations heureuses, outrages odieux à l’encontre de l’exaltation du sentiment national pour une équipe au summum de l’estime la veille, et qui devait connaître le lendemain la disgrâce d’être définitivement éliminée.
Rassembleur dans une même passion un peuple entier, le football joue, partout dans nos sociétés contemporaines, un rôle manipulateur des foules, de contrôleur des consciences et de dérivatifs aux problèmes économiques et sociaux.
On l’a constaté par le passé sous les régimes autocratiques où il était largement encadré par l’Etat qui en faisait un instrument privilégié pour asseoir le pouvoir du régime en place sur une large base de la société.
L’avènement de la liberté (en place du mot de démocratie devenu abusif et trompeur) n’a rien changé dans ce domaine. Le capitalisme débridé et mondialisé a pris le relais du pouvoir absolu.
D’une activité de loisir totalement désintéressée où « l’important c’est de participer », les compétitions nationales et internationales ont intégré les logiques entrepreneuriales et marchandes, autrement dit, le football est devenu l’univers par excellence de l’argent-roi, un business lucratif : le Qatar obtient la Coupe du monde malgré son climat désertique et brûlant. Le salaire des footballeurs atteignent des sommets dans l’indécence. La corruption sévit au sein de la FIFA. Le sponsoring génère des revenus faramineux. Les droits télévisuels pour la retransmission des matchs font l’objet de surenchères déraisonnables.
« Les compétitions nationales et internationales ont intégré les logiques entrepreneuriales et marchandes »
A cela il faut ajouter les dépenses somptuaires pour accueillir la Coupe du monde, sans parler des coûts de participation et de préparation consentis par des Etats sous-développés qui se retrouvent qualifiés pour le mondial nonobstant les graves crises économiques et financières qu’ils connaissent.
Le personnel politique continue, pour sa part, d’allouer au ballon rond une place essentielle en dépit de la honteuse et incontrôlable violence que l’on constate dans les stades à chaque rencontre.
Des personnalités officielles et de grands chefs d’entreprise se transforment en zélateurs du plus grand spectacle du monde. On oublie très vite les problèmes qui surgissent à propos de l’argent du football, du salaire des joueurs, des interférences à la fois sociales et politiques considérées comme de légères déviations malignes qui ne compromettent en rien le sport-roi dans sa nature intrinsèque qu’on estime profondément étrangère à de telles malversations.
L’exigence du pluralisme, qui représente le fondement même de la démocratie, avait même permis la constitution en Tunisie d’un parti politique, représenté à l’ARP autour d’un leader qui n’avait pour seul mérite que celui d’être, à la manière d’un Silvio Berlusconi, le riche propriétaire d’un club de foot.
Slim Riahi avait mené campagne en s’affichant au côté de ses joueurs. Il avait vu son nom souvent scandé dans les gradins. L’étroite imbrication avec le politique ne date pas d’aujourd’hui.
L’enceinte sportive fut le seul lieu public où l’on pouvait conspuer librement un leader politique auquel est associée l’équipe adverse, voire le régime dans son ensemble.
« Des personnalités officielles et de grands chefs d’entreprise se transforment en zélateurs du plus grand spectacle du monde »
L’affligeante désignation d’un gendre de Ben Ali à la tête de l’EST avait conféré au club tunisois une identité politique évidente alors conforme à l’air du temps. D’ailleurs, les connivences entre le dernier degré du vice, que sont les tartuferies religieuses et le sport, ont une histoire : un entraîneur de l’équipe nationale qui impose le jeûne de ramadan à des joueurs en pleine préparation physique. Un président de club, un hypocrite de grand style, qui faisait réciter aux vestiaires la « fâtîha » à ses joueurs avant chaque rencontre.
La transition démocratique en Tunisie a permis au football de rester un outil politique populaire, détaché des implications explicitement idéologiques mais au service de gouvernants préoccupés par le prestige du pays, en permanence à la recherche de reconnaissance internationale.
Si les clubs contribuent plus que jamais à la construction et à l’expression déchaînée des identités locales et régionales, la participation de l’équipe nationale aux compétitions internationales demeure l’occasion pour tout régime de masquer provisoirement les inégalités sociales et économiques fondamentales profondes. Ce qui leur octroie une courte trêve dans leurs vaines tentatives pour résoudre les problèmes sociaux du pays et améliorer la qualité de vie de ses habitants.
Aussi, une participation à la Coupe du monde de football contribue-t-elle immanquablement à produire un bref consensus social qui va au-delà du grand désordre politique. La société apparaît brièvement plus stable, le peuple uni autour de quelques valeurs fondamentales respectueuses des institutions et indifférentes aux rivalités partisanes. Inspirées par un fort sentiment nationaliste, les masses réalisent une sorte de communion dans la ségrégation.
« La participation de l’équipe nationale aux compétitions internationales demeure l’occasion pour tout régime de masquer provisoirement les inégalités sociales et économiques fondamentales profondes »
Le football cesse alors d’être une sociabilité de rue ou une culture du pauvre, mais nous transforme tous, le temps d’un match, en fanatiques supporters tunisiens, rendant imperceptible à la fois les proximités et les distances sociales, permettant à chacun de s’identifier à un pays et à ce qui le transcende, c’est-à-dire la nation.
Ainsi, par le biais du football, tous les gouvernements laissent entrevoir l’éventualité de gagner une certaine paix sociale. Toute victoire de l’équipe nationale est de nature à faire remonter en flèche la cote de popularité d’un régime, reporter à plus tard des revendications, asseoir la domination d’un parti ou d’une personnalité politique.
Mais la participation de la Tunisie à la Coupe du monde de football signifie d’abord un pays à l’arrêt, surtout lorsque la plupart des matchs joués se déroulent pendant les heures normales de travail. Dans les écoles et facultés, les examens sont reportés.
Fonctionnaires et autres employés prennent quelques jours de congé ou, choisissant l’efficacité plutôt que le présentéisme, s’organisent pour commencer le travail un peu plus tôt et partir avant l’heure.
Certains chefs d’entreprise consentent à diffuser les matchs au sein même du lieu de travail pour éviter le taux d’absentéisme pendant la durée de la compétition. Il arrive aussi que l’on s’endette, pour assister à grands frais aux matchs à Doha même. Quant aux commerçants, habituellement si mesquins et âpres au gain, ils renonceront le temps de la partie à être racoleurs et tourneront le dos au client malvenu.
Equipés d’écrans géants, des centaines de cafés deviennent les points de ralliement permettant aux passionnés de regarder les matchs dans une ambiance festive.
Enfin, en matière de « supportérisme » à distance, les pilotes de Tunis-Air ne manquent pas d’annoncer en plein vol aux passagers qui s’impatientent la grande nouvelle d’une victoire qui leur fera oublier les désagréments des inévitables retards et la maltraitance infligée aux passagers par le personnel de bord, deux domaines où la compagnie nationale excelle.
« Certains chefs d’entreprise consentent à diffuser les matchs au sein même du lieu de travail pour éviter le taux d’absentéisme pendant la durée de la compétition »
Mais des matchs de cette importance ne sont pas simplement une victoire ou une défaite, ils enclenchent une longue procession de l’imagination humaine. On discute du match avant, pendant et après la rencontre qui devient un sujet éminemment problématique, car une partie de foot se prête à une multitude d’interprétations.
En cas de défaite, toujours imméritée, on invoquera volontiers les caprices du hasard : le tir qui a percuté la transversale, l’arrière qui a marqué contre son propre camp, autant d’aléas qui offrent de récrire une autre interprétation, plausible et conforme à la justice : « ça ne voulait pas rentrer… ! », ou la malveillance des hommes : l’arbitre avait-il raison de refuser le but ? Le penalty était-il accordé généreusement ? Le hors-jeu était-il justifié ?
La tricherie s’avère alors d’autant plus légitime qu’elle émane des caprices d’un hasard obstinément défavorable. La chance, la justice et le favoritisme deviennent autant de facteurs d’incertitudes qui tempèrent la brutalité de la reconnaissance rationnelle du résultat.
« La chance, la justice et le favoritisme deviennent autant de facteurs d’incertitudes qui tempèrent la brutalité de la reconnaissance rationnelle du résultat »
En revanche, à l’ordre irrécusable de la victoire s’opposera le recours au doute, car le succès nous persuade de la primauté du mérite, conforte la certitude de notre excellence, devient une revanche sur les coups du sort et les injustices subies, nous rassure sur l’existence d’une justice immanente. Certains y voient ainsi la main d’Allah lorsque le faible triomphe d’un ennemi puissant, et nous rappelle, de fait, les règles de la division du monde en pays riches et en pays pauvres.
Maintenant que l’équipe nationale a plié bagage, qui nous a donné à voir mais aussi à penser, il est temps pour nous de retrouver l’angoisse du quotidien : les pénuries alimentaires qui persistent, les médicaments en rupture, les prix qui s’envolent, les salaires qui stagnent, la justice affaiblie, la nouvelle dynamique entre la police et le pouvoir, les coups de boutoir répétés d’un Noureddine Taboubi de moins en moins influent, l’avènement prochain d’une cohorte de débutants incultes, députés godillots aux ordres de l’exécutif, et bien d’autres misères.