France-Maroc, c’est apparemment plus qu’un évènement sportif et festif. Celui-ci revêt manifestement une puissante charge symbolique au rayonnement ambivalent. D’un côté, l’épopée de l’équipe du Maroc donne lieu à des manifestations d’unité et de solidarité du monde arabe. De l’autre, la perspective de la demi-finale de Coupe du monde opposant la France et le Maroc fait remonter les fantasmes et autre refoulé colonial. Et ce, dans un certain nombre d’esprits malsains qui saturent l’espace politico-médiatique hexagonal.
Les victoires de l’équipe nationale marocaine font vibrer les peuples arabes de Nouakchott à Doha. Preuve que l’appartenance à une société particulière (tribu, communauté confessionnelle, État-nation, etc.) n’exclut pas le sentiment unitaire. Des vecteurs d’unité persistent. Et ils tiennent essentiellement à un patrimoine historico-culturel constitutif d’une identité commune, mais non identique. Si l’islam demeure un facteur culturel et identitaire qui cimente la cohésion du monde arabe, son unité repose surtout sur une langue écrite classique. Laquelle est pratiquée à l’écrit, mais aussi à l’oral dans la vie publique et culturelle, l’enseignement ou les médias. Ainsi que sur la parenté des dialectes parlés et une littérature ancienne et moderne; autant de véhicules de représentations et d’idées. L’arabe n’est pas une langue morte, mais une langue bien vivante, préservée et renouvelée.
Le mythe de l’unité
Le principal vecteur d’unité réside dans le sentiment d’appartenance à une communauté de destin fondée sur un patrimoine historico-culturel commun. Le souvenir d’une union des Arabes sous le règne des califes omeyyades et abbassides perdure; en dépit de l’échec historique du panarabisme. Après les expériences nassérienne et baasiste l’unité arabe a été reléguée au registre de l’affect et de la mythologie. Il n’existe ni État, ni nation(alité) rassemblant les Arabes sous un même drapeau. En dehors de l’exercice rhétorique, l’unité politique est introuvable. Toutefois, des indices formels sont à signaler : plusieurs constitutions nationales se référent explicitement à l’identité arabe de l’État; et l’ensemble de ces entités étatiques sont membres d’une organisation commune, la Ligue arabe. Ce sont là des indices juridico-institutionnels qui traduisent un lien immatériel encore vivant.
Par ailleurs, les Arabes sont encore mus par une conscience collective et une aspiration à l’unité (wihda) ou à l’unification (tawhid), qui transcendent les nationalités et autres frontières étatiques. Celles-ci manifestent moins une volonté d’unité politique dans le cadre formalisé d’un État-nation qu’un sentiment de solidarité, qu’incarne à elle seule la « cause » palestinienne. On notera aussi la consolidation d’un espace public panarabe (grâce en particulier au développement des chaînes satellitaires : Al-Jazeera, Al Arabiya, Abu Dhabi TV et autres).
Malgré ces vecteurs d’unité, le monde arabe est fragmenté en entités individualisées. Tel Janus, le monde arabe a deux visages : le premier, un et homogène; le second, fragmenté et hétérogène.
Arabe et Français?
La réponse positive devrait aller de soi. Pourtant, au-delà des postures des uns et des autres, ce match a le mérite de mettre en lumière les interrogations métaphysiques et une crise existentielle plaçant la figure du « Franco-arabe » dans le rôle d’ « ennemi de l’intérieur ». Lequel lui est assigné depuis des décennies par un noyau dur de l’élite– politique, « intellectuelle » et médiatique- nationale, héritière et prisonnière d’une culture post-coloniale. Un discours d’exclusion qui nourrit l’idée d’une incompatibilité ontologique entre les faits d’être Arabe et d’être Français.
En France, pays européen où la présence arabe est la plus forte, la problématique de l’immigration est dépassée notamment par celle– plus aiguë- de l’inclusion de citoyens « franco-arabes », dont l’identité complexe interroge à la fois leur arabité, mais aussi l’identité même de la France. Les débats récurrents sur « l’intégration » et l’identité nationale témoignent d’une tension liée notamment à cette présence arabe vécue foncièrement comme une anomalie.
La problématique de l’immigration se conjugue avec celle – plus aigüe – de l’ « intégration » ou de l’inclusion de citoyens « franco-arabes », dont l’identité complexe contribue à interroger l’arabité, mais aussi l’« occidentalité ». Les débats récurrents sur « l’intégration » et l’identité nationale témoignent d’une tension sociale et d’un questionnement existentiel liés notamment à cette présence arabe et/ou musulmane.
Pourtant, contrairement aux thèses culturalistes encore en vogue, il y a nulle incompatibilité entre le fait d’être arabe– musulman qui plus est- et l’adhésion au « modèle républicain » à la française, des concepts structurels mais non figés.
Comme en Europe, l’islam est devenu aux États-Unis non seulement un problème de politique étrangère, mais aussi une question de politique intérieure. La présence arabe et plus largement musulmane est perçue comme une menace sécuritaire et identitaire. Le sentiment de méfiance/défiance par rapport à la chose arabo-musulmane va grandissant. Il est illustré en France par l’obsession et l’instrumentalisation politique autour des manifestations visibles de l’identité musulmane (mosquée, port du voile, etc.). Dans ce contexte, les « Arabes d’Occident » ou « Araboccidentaux » se retrouvent au cœur d’une chaîne de présomptions ou de soupçons– Arabes/musulmans, musulmans/islamistes, islamistes/terroristes- dans laquelle divers éléments s’amalgament insensiblement. Il est temps de sortir de ce cercle vicieux hérité du refoulé colonial…