Au lendemain de la révolution et des premières élections libres, la Tunisie avait été montrée en exemple d’une démocratie arabo-musulmane en devenir. Depuis l’expérience politique ne cesse de multiplier les signes de dégradation et d’échec. Après un « coup de force constitutionnel et présidentiel », voici le temps des records d’abstention électorale.
Le chiffre qui avoisine les 90% de non-participation sonne tel un coup de grâce pour un système qui ressemble de plus en plus à une coquille vide. Un constat implacable qui souligne la faible légitimité du président sans valoriser pour autant une opposition toujours aussi divisée et inaudible et impuissante. Quoiqu’il en soit, on ne voit pas bien ce qui pourrait inverser la tendance pour le second tour du scrutin. L’abstention qui frappe le système connaît en effet des causes structurelles.
Officiellement, le vote est un acte volontaire et donc juridiquement facultatif. Il n’empêche, il ne s’agit pas d’un moyen d’expression, d’un droit politique comme les autres. C’est un signe fort de politisation du citoyen par lequel il se saisit et décide des affaires publiques. C’est pourquoi le vote représente un devoir dans la morale démocratique et républicaine. Il n’empêche, ce discours civique pèse peu aujourd’hui.
La signification de l’abstention
L’abstention est un acte grave, même s’il ne signifie pas forcément le désintérêt de l’avenir du pays. Si le phénomène abstentionniste donne lieu à des interprétations diverses et contradictoires (acte passif ou actif, voire militant), il témoigne d’une double fracture politique et sociale qui (dé)structure la société.
L’insatisfaction face à l’offre politique des candidats, la défiance à l’égard de la classe politique et le sentiment que l’élection ne « changera rien ». Il traduit ici un profond sentiment de désenchantement démocratique et de défiance politique. Derrière l’acte passif (« ne pas voter »), il y a une action qui sanctionne l’ensemble des acteurs de l’échiquier politique. C’est l’ensemble de la classe politique qui est mis en accusation pour sa passivité face à la feuille de route dressée par les manifestants de 2011 : lutte contre la corruption et justice sociale et territoriale.
Les revendications en termes de dignité exprimées avec force ne se sont toujours pas concrétisées pour un peuple qui fait face à la dégradation de sa propre condition. Des revendications qui restent plus que jamais d’actualité, dans un contexte inflationniste et de chômage massif qui frappe une jeunesse désœuvrée, y compris parmi les diplômés de l’enseignement supérieur.
Ses causes
Ainsi, l’abstention traduit en chiffre la défiance des citoyens à l’égard de leur propre classe politique, dont les membres sont fortement présumés être à la fois impuissants (le vote de l’électeur. Comme la volonté de l’élu n’aurait plus cette faculté démocratique de « changer la vie ») et corrompus. Une double présomption qui explique en partie le refus plus ou moins radical de participer au jeu électoral (la non-inscription sur les listes électorales n’a pas la même signification que l’abstention) et qui illustre la fracture politique qui oppose les élus et leurs citoyens, les gouvernants et les gouvernés.
Le désenchantement est particulièrement aigu dans la jeunesse tunisienne, véritable force motrice de la révolution. Ainsi, elle s’est massivement abstenue à ces élections pour exprimer cette déception. Ainsi, les avancées– et non les acquis– politiques et démocratiques risquent d’être annihilées par les défaillances économiques et les régressions sociales. Dès lors, le sentiment de « défiance » qui se traduit déjà par le choix de l’exil, pourrait aussi prendre des formes plus violentes que la simple non-participation aux élections …
Enfin, si le niveau d’abstention devait se confirmer au second tour, quelle légitimité aurait la nouvelle « Assemblée élue » : une Assemblée du Peuple, sans peuple… Un système politique sans assise populaire et démocratique doit puiser sa légitimité dans d’autres sources. Lesquelles? C’est la question à laquelle devra notamment répondre le président de la République…