En Iran, suite à la mort de Mahsa Amini, les manifestations contre le port du voile obligatoire et contre la police des mœurs se sont transformées en contestation politique du régime.
Déconnectée de la jeunesse (citadine) du pays, la République islamique ne parvient pas à réduire au silence ce mouvement, ce en dépit d’une répression de plus en plus implacable. Les centaines de morts et milliers d’arrestations en Iran sont autant de marques de force que de faiblesse pour un régime en mal de légitimité démocratique. Au-delà de la dramaturgie qui l’entoure, la séquence actuelle s’inscrit dans une histoire.
Le pays de la Révolution islamique
L’Iran constitue la puissance centrale du monde chiite (même si les principaux lieux-saints du chiisme se trouvent en Irak). Dans la continuité de son histoire impériale, l’Iran contemporain continue de développer une politique d’hégémonie régionale qui représente une menace directe sur le Bahreïn, le Qatar et les Emirats arabes unis.
Il faut le rappeler, le régime dictatorial du Shah était soutenu par les États-Unis, qui avaient alors promu l’Iran au rang de « gendarme du Moyen-Orient » en vue de préserver l’exploitation des gisements pétrolifères de la région.
La donne a radicalement changé avec la Révolution islamique (en 1979). Celle-ci a accouché d’une République théocratique chiite théorisée et incarnée par la figure de l’ayatollah Khomeiny : sa doctrine du « velayat-e faqih » (« gouvernement du docte ») confère au « docte religieux » le pouvoir politique.
Au sein de cet État foncièrement théocratique, si le président de la République est élu « démocratiquement », le pouvoir réel reste dans les mains de l’autorité supérieure du clergé chiite : le Guide suprême.
Selon la Constitution, c’est à lui que revient la définition des « grandes politiques du régime de la République islamique et les supervise ») et non au président de la République élu.
Une onde de choc géopolitique
Le succès de la « Révolution islamique » a fait de celle-ci un véritable produit idéologique d’exportation. Un évènement historique qui a provoqué une remarquable onde de choc.
Outre le fait d’avoir perdu un précieux allié dans la région, les Etats-Unis associent la Révolution islamique à l’humiliation que représente la crise des otages de leur ambassade à Téhéran (novembre 1979-janvier 1981).
La nouvelle théocratie islamique fut d’emblée perçue comme une menace par l’Occident, mais aussi par la plupart des régimes arabes « laïcs » ou fondamentalistes sunnites. Du reste, c’est l’Irak – et le régime baasiste – de Saddam Hussein qui a attaqué l’Iran, avec le soutien des Occidentaux, lors de la première guerre du Golfe (1980-1988).
Les pays arabes voisins sont accusés par l’ayatollah Khomeiny d’être dirigés par des « pouvoirs impies soumis aux puissances impérialistes ».
Autoproclamé « défenseur de tous les musulmans » (article 152 de la Constitution), le régime des mollahs a opté pour une politique d’influence ou d’hégémonie politique, plutôt que d’invasion des territoires (terrestres et maritimes) convoités.
« Le succès de la « Révolution islamique » a fait de celle-ci un véritable produit idéologique d’exportation. Un évènement historique qui a provoqué une remarquable onde de choc »
Une alliance stratégique a ainsi été scellée en 1982 avec le régime syrien, tenu par les chiites alaouites, et les chiites libanais du Hezbollah.
Soutenu par les puissances occidentales et les monarchies du Golfe, le régime irakien de Saddam Hussein décide alors d’attaquer la République islamique d’Iran (1980-1988).
Particulièrement meurtrière (entre 500 000 et 1 200 000 victimes), cette première guerre du Golfe – qualifiée par l’Iran de « guerre imposée » – s’est caractérisée par le recours aux armes chimiques (essentiellement par l’armée irakienne). Sur le plan géopolitique, ce conflit avait pour enjeu le contrôle du Chott El Arab, frontière historique et politique entre monde perse et monde arabe et axe de circulation des hydrocarbures irakiens.
Du point de vue irakien, cette guerre était motivée par des motifs de géopolitique interne : la nécessité de renforcer l’unité nationale (par une mobilisation de la majorité arabe chiite), menacée notamment par la révolution (chiite) iranienne.
Du point de vue iranien, ce conflit est vécu comme une agression et a nourri l’ambition de s’en protéger à l’avenir en se dotant de l’arme nucléaire. Cette démarche peut aussi se voir comme une volonté de se hisser dans la « cour des grands », celle des pays dotés de la puissance nucléaire, afin de peser davantage comme le leader du monde musulman sur les scènes régionale et internationale.
La stratégie anti-iranienne
Les États-Unis, soutenus par les monarchies sunnites du Golfe et par l’Arabie saoudite en particulier, fragilisées par la présence de fortes minorités chiites en leur sein (communauté majoritaire à Bahreïn), ont déployé une stratégie d’encerclement et d’isolement de l’Iran.
Outre l’installation et le renforcement progressif de bases militaires de l’Arabie saoudite à l’Afghanistan en passant par le Qatar et les Emirats arabes unis, ces pays arabes se sont regroupés au sein du Conseil de coopération du Golfe.
Afin de briser le « bloc sunnite », l’Iran a tenté de se faire le nouveau porte-drapeau de la « cause palestinienne », en l’« islamisant » et en la « désarabisant », tentative qui a causé des tensions diplomatiques avec Israël et s’est traduite par un soutien matériel et financier aux islamistes sunnites du Hamas (au pouvoir à Gaza).
« Le pays de la révolution islamique a tenté de se faire le nouveau porte-drapeau de la «cause palestinienne», en l’«islamisant» et en la «désarabisant» »
Surtout, la chute du régime de Saddam Hussein a permis à la majorité chiite de s’imposer au sein du nouvel appareil d’État irakien. Par une ruse de l’histoire, l’intervention américaine en 2003 a renforcé l’avènement d’un « arc chiite » (allant des Hazaras d’Afghanistan à la minorité chiite présente en Arabie saoudite), si redouté par les régimes sunnites de la région.
L’enjeu est à la fois stratégique et symbolique : entre chiites et sunnites, Arabes et Perses, c’est le « leadership islamique » qui est en jeu. Cette compétition explique l’opposition radicale des pays du Golfe au « programme nucléaire iranien »…
En dépit des sanctions occidentales (en lien avec le dossier nucléaire), sur l’échiquier régional et international, l’Iran (bien ancré au Liban, en Syrie et en Irak) est loin d’être affaibli.
En témoigne aussi son rapprochement stratégique avec la Chine et la Russie. Or l’Iran partage avec ces alliés de circonstance un point commun : leur modèle sociopolitique est confronté à une forme d’impasse et de rejet qui puise sa dynamique dans la société. 2023 sera-t-elle synonyme de la chute de ces régimes ?