En France, si le gouvernement dispose d’une majorité relative à l’Assemblée, et s’il veut aller vite et se passer d’un débat trop long avec plein d’amendements, il utilise le 49.3. Alors, les députés de l’opposition ont la possibilité de renverser le gouvernement en déposant une motion de censure qui doit recueillir la signature d’un dixième des députés (58). Ensuite, une fois déposée, la motion de censure doit réunir les voix de la majorité absolue des députés (au moins 289 voix) pour être adoptée. Si c’est le cas, le gouvernement doit démissionner. Pour faire passer le budget 2023, le gouvernement d’Elizabeth Borne a usé 10 fois du 49.3 pour faire passer la loi de Finances pour 2023 et le projet de loi de Financement de la Sécurité sociale.
En Tunisie on n’aime pas et on ne sait pas débattre. Ce qui prime c’est plutôt le passage en force et le déni de démocratie. La discussion du budget est désormais éloignée des débats publics, confinée sans entraves dans les locaux du ministère des Finances. Et pour cause! Puisqu’il n’y a plus de parlement et encore moins de dialogue ou concertation avec les partis politiques, les partenaires sociaux intermédiaires et autres représentants de la société civile.
Une préoccupation profonde
Dieu merci, la loi de Finances 2023 qui détermine les ressources et les charges de l’Etat, les moyens de l’équilibre financier et, compte tenu des prévisions de recettes fixe les objectifs de l’action publique, a été dès lors calmement et pacifiquement concoctée sans répliques par les intendants des finances à l’abri des instances de contrôle censées savoir s’ils ont convenablement rempli les objectifs qui leur sont assignés et s’ils ont agi conformément à leur mission.
Quant au chef de l’Etat, il s’est contenté, comme de coutume, de signer une loi de Finances dont il ignore les ressorts et qui se traduit par une kyrielle d’annonces de nouvelles mesures qui font de la hausse des impôts la principale source de financement des dépenses publiques. Alors même que la conjoncture s’y prête mal, que la croissance est nulle et que le seuil de tolérance du contribuable, qui se plaint de plus en plus de la dégradation des services publics et des dispositifs et institutions qui ont pour fonction de le protéger des « risques sociaux, est dépassé de longue date.
C’est que les prémices de la loi de Finances 2023 ne manquent pas de jeter dans une préoccupation profonde, une population particulièrement attentive à un instrument de gestion, jusque-là marqué par la routine et l’approche statistique. Lequel est devenu avec le temps une inexorable loi qui fonde la dégradation de ses conditions de vie et par suite, interpelle et inquiète le plus commun des mortels. Or, pour que la vie se maintienne, il faut toujours que la réparation soit proportionnée à la dépense.
En effet, peu importe que le budget de l’Etat soit prévu en excédent pour augmenter le bien-être collectif, en équilibre pour maintenir la croissance, ou en déficit en tablant sur plus de fiscalité et en faisant des salaires des fonctionnaires, des retraités et de l’appauvrissement de la classe moyenne sa variable d’ajustement.
Pour le contribuable honnête, voire naïf, qui s’acquitte par consentement citoyen ou par crainte de la police des impôts de son devoir fiscal, le budget de l’Etat n’est après tout qu’un accessoire à la loi de Finances qui, en revanche, annonce, en termes moins abscons, les ponctions et les impositions futures auxquelles sera assujetti tout citoyen. Celles-ci se résument à une série d’augmentations d’impôts anciens, de diverses taxes nouvelles, à l’origine provisoires, devenues progressivement permanentes et des redevances nouvelles. Le tout justifié par les nombreux « ajustements et compléments », des euphémismes pour qualifier la fraude et la déviance fiscale qui auraient aggravé, dit-on, le déficit. Mais qui ne sont en réalité que le résultat des dérives éhontées de deux années d’errements qui ont largement compromis l’avenir de la population.
L’importance de la distribution du fardeau fiscal réel
Rappelons aux novices en politique, qui partent de zéro, sans parti, sans avoir été acteurs de terrain, mais qui profitent d’une folle ascension, que le gouvernement des peuples n’obéit pas toujours aux règles de tenues de compte, aux calculs mathématiques, ou au besoin de déterminer à l’avance ce qui revient à chacun.
C’est qu’au-delà du fait que le budget de l’Etat relève du souhaitable, de l’aspiration de l’esprit, il est avant tout le reflet de toutes les faiblesses et insuffisances de l’action d’un gouvernement. Il porte la marque des nombreux compromis passés, âprement négociés, des volte-face, des reculades, d’abdications suicidaires et des lâchetés des élites et des gestionnaires retors uniquement soucieux de conserver le pouvoir et les privilèges qui vont avec.
Le budget, qui chez nous, possède l’insigne privilège de ne correspondre à aucune doctrine ou pratiques auxquelles se réfère traditionnellement l’action publique, continuera dès lors de souffrir de l’incapacité collective à doter les ambitions qu’on affiche de moyens de financement adéquats. Dans un de ses récents ouvrages, Alain Minc affirmait que « l’impôt est le meilleur aveu qu’une société puisse se faire à elle-même ». L’essayiste et chef d’entreprise pensait moins aux aspects techniques de la fiscalité, c’est-à-dire le tarif, le taux de prélèvement, voire la structure fiscale, qu’à l’importance de la distribution du fardeau fiscal réel.
L’hostilité du public et les révoltes fiscales
Pendant longtemps, rois ou seigneurs, qui ne disposaient que des ressources ordinaires tirées de leurs domaines, furent contraints, par l’augmentation des charges, de chercher de nouvelles recettes et donc de lever des impôts qui servirent essentiellement à la couverture des dépenses extraordinaires : la guerre principalement. La démarche de la ministre des Finances, dont les sentences sont servies avec une assurance de mandarin, va dans le sens inverse : elle compte s’attaquer, dans une lutte à l’issue bien incertaine, au budget des ménages ,afin d’augmenter les ressources de l’Etat. Or, ici ou là, les besoins ne cessent de croître, les ressources fiscales viennent à manquer et le pouvoir, ne parvenant pas à réformer le système, se heurtera immanquablement à l’hostilité du public et aux révoltes fiscales.
En effet, il n’y a pas dans la loi de Finances que l’augmentation de l’impôt sur les revenus ou le patrimoine. Depuis deux ans l’économie du pays vit surtout d’aide extérieure, de dons, mais aussi de la hausse des prix et de la terreur panique qui saisit la population devant l’inflation galopante et prédatrice, aujourd’hui à deux chiffres. Laquelle profite aux finances publiques, mais pas à la dette. Car elle se nourrit de toutes les catégories sociales et ne peut s’arrêter par la résistance des victimes et leurs appels à une revalorisation légitime de leurs revenus. Car ce faisant, elles précipiteraient le mouvement qui les écrase.
Il est admis qu’un gouvernement, c’est d’abord le pouvoir exécutif. Mais il est surtout les processus par lesquels une autorité s’attache à résoudre des problèmes en s’assignant des objectifs. Sans cela on ne gouverne plus, on rame. Pour ceux qui l’ignorent encore, gouverner c’est : porter un véritable projet de société; susciter un véritable enthousiasme populaire; provoquer un réveil collectif; déclencher un élan de solidarité active visant le bien commun; réaliser une cohésion et une intégration sociale; ainsi qu’une volonté générale de changement dans la liberté. Bref, l’aptitude à gouverner permet de créer le contexte de confiance propice pour engager une politique économique efficace, parfois contraignante, mais productrice de richesses. Et ce, sans recourir en permanence à de nouvelles sources de revenus destinées à compenser les pertes résultant des années de mauvaise gestion.
D’une gouvernance défaillante
Rêvons un peu d’un pays de Cocagne et non pas d’une terre en déclin, ravagée par le chômage, les lendemains qui déchantent et la mauvaise humeur. Rêvons des qualités qui peuvent être rangées sous le principe général du « bon gouvernement ». De manière générale, l’organisation de la production et la distribution des moyens de subsistance, la liberté d’entreprendre, la sécurité des personnes et des biens, le respect de leurs droits et une certaine forme d’assistance. La vie même n’étant possible que grâce à cette rigoureuse administration.
Pour assurer ces conditions essentielles de bien-être et de prospérité, il faut un budget en équilibre, des taux de change compétitifs et réalistes, une croissance soutenue, une forte capacité d’innovation, une meilleure compétitivité des entreprises qui leur permettent de réinvestir et de recruter, une administration responsable et des services publics efficaces, agissant à travers une bureaucratie intègre.
Il faut aussi une puissance publique indépendante qui dispose de suffisamment d’autorité pour assurer une redistribution efficace des richesses à travers un système fiscal équitable; mais également en capacité de ramener la population à plus de civisme.
Enfin, un espace de paix et de sécurité durable, une stabilité politique et institutionnelle, un Etat de droit qui pose les conditions réelles et les garanties de l’égalité de tous devant la loi. De même qu’une justice démocratique, le respect sourcilleux des libertés individuelles et une information libre et à l’abri de toute ingérence.
C’est là, en somme, tout le contraire d’un projet de société conçu par les acteurs d’une gouvernance défaillante; tout le contraire d’un Etat amputé de certains pouvoirs institutionnels. Lequel est soumis en permanence à des urgences, à des déséquilibres endogènes et des turbulences externes. Et ce, dans une société livrée à l’ignorance, à la désobéissance, soumise à une navrante et incessante bédouinisation des comportements.
Par le recours désinvolte au racket fiscal, une pratique scandaleuse de nature, aux taxes scélérates, aux prélèvements honteux qui vont souvent au-delà du soutenable, devenus un rite obligé pour « s’en sortir », on troque la facilité et le très court terme, qui servent des intérêts immédiats, aux réformes en profondeur, aux fermes décisions pour l’avenir, à la longue échéance.
Or, les impôts et taxes doivent être déterminés de manière telle que la demande privée de biens de consommation et d’investissements soit adaptée au volume de biens et de services rendus disponibles par la production.
L’équilibre, budgétaire sera le résultat de l’application des principes d’une plus grande ardeur au travail, d’une plus grande exigence de résultats. Mais aussi d’une plus grande justice sociale, notamment par la réduction des écarts des revenus. Car le budget de l’Etat est un moyen et non une fin.
La totale indifférence que ce gouvernement affiche envers l’état du pays et l’avenir de ses habitants est devenue consternante. Bien malin celui – ou celle – qui peut en anticiper aujourd’hui l’issue, confiée à la seule détermination divine. Or, c’est en allouant des ressources, en assurant le rétablissement de l’appareil productif, en imposant des normes, en employant si besoin est, la contrainte et la coercition par le recours à la loi, et en gérant ou contrôlant les organisations accomplissant ces activités, qu’on arrive à créer une économie sinon prospère du moins viable.
Pour réaliser un avenir meilleur, la première chose dont on a besoin est d’abord un modèle de pouvoir politique qui se caractérise par une ouverture à la mondialisation associée à une forte protection sociale et un esprit très égalitariste.
L’objectif d’un bon gouvernement est en effet d’octroyer un niveau de vie convenable aux différentes couches de la population, réaliser un développement social afin d’améliorer le bien-être de chacun, s’engager dans une voie de plus grande justice sociale, comportant notamment le principe du plein emploi au moyen d’investissements productifs, favoriser la souveraineté alimentaire, ainsi que les conditions qui permettront de porter la consommation rationnelle de produits nationaux à un niveau permettant d’assurer le progrès de l’appareil de production, ne pas décourager l’entreprise par trop d’impôts, assurer une place relativement dynamique au pays dans l’économie de la région, être en mesure de se défendre contre les vicissitudes du temps et de la conjoncture nationale et mondiale. Autant de conditions qui font qu’un peuple s’attache avec une ardeur remarquable à réparer les dégâts subis et à reconstruire.
Appliquer les réformes nécessaires
Au bout de ces longues années de présidence de Kaïs Saïed, de quels résultats ses gestionnaires des affaires publiques pourraient-ils se prévaloir? Les réformes sont toujours à l’arrêt, le chômage ne cesse de s’aggraver, l’agitation sociale s’accentue, les rassemblements d’opposition politique se multiplient, des secteurs vitaux de l’activité économique sont complètement sinistrés, la sécheresse menace et la pénurie perdure. Le commerce informel nourri par la contrebande prend force et ampleur, l’insécurité persiste, la corruption ronge les institutions publiques autant que privées. Le tissu urbain se dégrade par les constructions anarchiques, les villes sont transformées en dépotoirs, les places publiques en brocantes géantes, la population est désabusée et démobilisée et les jeunes rêvent d’Europe.
C’est dans un tel contexte que devrait pourtant s’appliquer toute la responsabilité du politique par sa capacité à exercer un pouvoir effectif dans sa forme institutionnalisée. Gérant la société et établissant un ordre public afin d’arriver à appliquer les réformes nécessaires. Mais, au lieu d’agir, on laisse faire, par peur ou incompétence. On tergiverse sur l’application de la loi, on évite les sujets qui fâchent, on se dérobe à ses responsabilités face à l’application de la légalité. Et ce, en omettant de faire face avec vigueur, détermination et célérité à toutes les actions visant à l’anéantissement de toutes les possibilités de progrès socio-économique et culturels du pays. Rien n’incite le gouvernement à engager des efforts de maîtrise de ses finances, qui lui font défaut, ni à réformer la gestion publique, car cela lui sera socialement encore plus coûteux.