Un camion chargé de caisses de bières, tombé en panne sur une route de La Cagna, a été littéralement pillé par les badauds et ce malgré la présence des forces de l’ordre qui ont eu du mal à éloigner ceux qui se sont rués à l’assaut de ce précieux breuvage d’échange et de partage, créateur de liens et générateur de discussions. Ce n’est là, me diriez-vous, qu’un fait divers sans importance qui a lieu dans un quartier périphérique, jadis zone résidentielle abritant la communauté d’anciens combattants de nationalité française, qui n’arrête pas de supporter, comme c’est le cas ailleurs, l’énorme poids d’une population à bas niveau de vie, sans cesse grossie par l’arrivée massive d’habitants dépourvus de capital et de qualification professionnelle. Un parfait modèle d’une économie périurbaine pauvre qui essaime dans toutes les villes du pays.
Or cette information sur un camion chargé de caisses de bière dépouillé de sa cargaison, d’apparence futile voire inutile, ne vole pas de la place à des informations plus essentielles. Elle ne s’arrête pas au nombre considérable de commentaires exprimant des jugements divers, entre ceux qui condamnent, déplorent ou se délectent, mais possède une vraie portée politique dans la mesure où le principe de cette action collective, juridiquement condamnable puisqu’on s’en prend aux biens appartenant à autrui, révèle le symptôme d’une société minée par une marchandisation généralisée où s’affaiblissent les régulations politiques et sociales de l’économie. Mais n’allons pas trop vite en besogne.
En matière d’approvisionnement des marchés en produits alimentaires essentiels, le fonctionnement de la politique économique a amorcé depuis l’arrivée de Kaïs Saied à Carthage un tournant périlleux : celui des pénuries des produits alimentaires essentiels (farine, semoule, lait, sucre, beurre, café, huile végétale, alimentation pour le bétail, etc.)
On peut s’attendre, toutefois, à ce que cette série noire, béatement qualifiée de temporaire et de simple accident conjoncturel, ne se transforme en une urgence endémique. Par conséquent, on peut s’attendre à ce que le marché alimentaire devienne de plus en plus instable et, qu’à toutes fins pratiques, il ne soit plus possible d’assurer au public l’offre constante de produits dans un monde qui se trouve désormais face à une crise de partage de nourriture appelée à devenir l’une des caractéristiques permanente de l’économie mondiale et pourrait constituer une variable clé dans l’évolution de l’équilibre des forces de l’arène internationale.
« En matière d’approvisionnement des marchés en produits alimentaires essentiels, le fonctionnement de la politique économique a amorcé depuis l’arrivée de Kaïs Saied à Carthage un tournant périlleux »
Cet état de fait rend le pays de plus en plus dépendant des importations de produits de grande consommation qui devront sans cesse être augmentées et payées rubis sur l’ongle.
Or le cycle infernal des pratiques commerciales déloyales et trompeuses se trouve aggravé par les effets d’un leadership inadéquat toujours prompt à manier un discours où alternent la violence des menaces et les promesses de représailles contre tous les contrevenants à la loi du marché.
Par ailleurs, la dérégulation climatique avec les mauvaises températures, les sécheresses et les inondations qui gâtent les récoltes, tend à faire de la pénurie et du déséquilibre qui en résulte pour les nantis autant que pour les mal-nourris un jeu de pouvoir politique à l’échelle nationale et internationale.
Il en résulte une course effrénée des pays acheteurs vers le marché international, accentuant dès lors un équilibre déjà bien précaire entre l’offre et la demande.
Enfin, selon la morale du « sauve-qui-peut », les pays prospères auront de plus en plus du mal à secourir les défavorisés du monde. Et s’ils leur reste bien encore quelques quantités, ils doivent les laisser en réserve pour constituer leurs stocks stratégiques par mesure de sécurité et en vue de satisfaire leurs propres populations.
L’argent de l’Etat provient principalement des impôts. Là où vous irez, l’Etat prélèvera sa dîme. Mais ce n’est jamais suffisant car les dépenses sont énormes et les besoins insatiables, surtout en temps de crise.
Alors à défaut de vision, il a conçu un plan : traquer tout ce qui peut constituer une source de revenus réguliers et sûrs, comme les biens de luxe, et réduire le commerce des produits jugés superflus, afin de financer des secteurs plus essentiels surtout que le niveau des réserves de change de la BCT assure une couverture de moins de trois mois d’importations.
Pour certains biens, l’Etat avait déjà créé en 2014 des taxes spécifiques, tels les droits d’accise, un impôt indirect perçu sur certains produits ayant une externalité négative. Le but recherché étant d’en dissuader la consommation. Alors pourquoi, se dit-il, ne pas mettre à nouveau à contribution l’industrie des boissons alcoolisées pour mieux éponger les déficits de la Caisse de compensation?
Bière et boissons alcoolisées, qui rapportent beaucoup d’argent, répondent parfaitement à cette volonté des autorités fiscales d’imposer toujours plus des produits de grande consommation qui, taxés à des taux variables déterminés par l’origine et le degré d’alcool, sont à la fois la vache à lait et la variable d’ajustement du système fiscal.
« Pourquoi, se dit-il, ne pas mettre à nouveau à contribution l’industrie des boissons alcoolisées pour mieux éponger les déficits de la Caisse de compensation? »
Dans les dispositions de la loi de Finances 2023 les têtes d’œufs du ministère des Finances ont fait mieux. D’après l’article 62 de la LF 2023, les fabricants et embouteilleurs de vin, de bière et de boissons alcoolisées devront verser une avance de 5 % sur la vente de ces produits. L’avance sera calculée selon les factures de vente et inclura l’ensemble des impôts.
En cela, l’Etat aux abois, passant outre les mises en garde des professionnels du secteur, oblige le distributeur d’acheter auprès du fabriquant un produit dont la vente a déjà été taxée, et de faire payer une autre taxe sur ce même produit au consommateur.
L’Etat pourra ainsi dépenser ses rentes avant leurs échéances. Ce qui revient, comme veut le dicton, à manger son blé en herbe. Par ailleurs, une taxe de 5 % imposée aux grossistes en boissons est une menace pour les 17 sociétés de distribution de boissons du pays.
Alors de deux choses l’une : ou mettre les clés sous la porte en licenciant massivement, ou augmenter de 40 à 80 % les prix au détail en vendant une canette de bière à 5 dinars.
A ce prix, les gros buveurs à court d’argent peuvent toujours se rabattre sur l’eau de Cologne ou élever un monument en souvenir des six personnes originaires de Hajeb El Ayoun qui sont mortes après avoir bu de l’alcool méthylique.
De plus en plus, la pression fiscale déclenche de violentes tensions sociales et le financement des déficits publics qui atteignent des niveaux inquiétants, suscite d’âpres débats sur le bien-fondé des prélèvements fiscaux opérés par des Etats aux abois, devenus carrément drogués à l’impôt, toujours à la recherche de boucs émissaires : les entreprises autant que les particuliers, poussant jusqu’à l’absurde leur soif d’impôts.
Ainsi, cette taxe est-elle un cas d’école et résume bien l’acharnement de l’Etat à concevoir de nouvelles taxes souvent contre-productives. Il ne faut pas être mathématicien pour se livrer à un calcul simple montrant clairement l’incohérence du projet de taxation de la bière qui est déjà le produit alcoolisé le plus taxé.
« La pression fiscale déclenche de violentes tensions sociales et le financement des déficits publics qui atteignent des niveaux inquiétants, suscite d’âpres débats sur le bien-fondé des prélèvements fiscaux »
En raison de la baisse des ventes, suite au renchérissement régulier de son coût, si le prix de la bière venait encore à augmenter et sa consommation de baisser, il est à craindre un recul de la production. Ce qui aurait pour effet de diminuer les ventes, et par conséquent les recettes de l’Etat, sans parler de ses effets sur l’emploi dans un contexte de chômage endémique.
Le gouvernement se trompe lourdement, économiquement et socialement puisque, par ce dispositif, il produira un transfert de consommation de la bière vers le vin dont la teneur en alcool est neuf fois plus élevée.
Quant à l’argument d’équité fiscale, qui stipule qu’une hausse du prix de la bière profitera à la Caisse Générale de Compensation, du fait que la bière est produite à partir du sucre subventionné, il s’avère erroné puisque le sucre contenu dans une bouteille de bière ne représente qu’une quantité négligeable rendant la taxe totalement démesurée.
Ajoutons, pour notre part, qu’un tel raisonnement est socialement dangereux, car il tend à opposer les buveurs de bière aux mangeurs de pain.
Dans la plupart des sociétés démocratiques, l’impôt est régi par une série de principes de base destinés à protéger la population contre l’arbitraire en matière fiscale.
Malheureusement, ce beau principe est battu en brèche par le gouvernement et la LF 2023 s’apparente à une chasse aux sorcières. Plutôt que de chercher à tout prix à augmenter les recettes, il serait préférable de rationaliser nos dépenses, il y aurait bien quelques postes d’économie faciles et rapides à mettre en place… On pourrait, par exemple, aisément tailler dans le poste de présidence de la République et d’un tiers des ministres du gouvernement.
« Dans la plupart des sociétés démocratiques, l’impôt est régi par une série de principes de base destinés à protéger la population contre l’arbitraire en matière fiscale »
La crise économique et l’inflation de la dépense publique sont des causes importantes des déficits publics. Face à une érosion des bases fiscales principalement causée par la mauvaise administration de l’impôt, l’Etat multiplie en revanche les mesures punitives contre les contribuables les plus dociles et la stigmatisation arbitraire de certains produits plutôt que d’autres.
Mais le redressement des finances publiques passe avant tout par une meilleure collecte des impôts, une rationalisation de la dépense plutôt que par des impositions punitives et démagogiques. En attendant, vivement une stabilisation de la situation fiscale.
Rappelons que nous gaspillons 40 millions de dinars de pain subventionné et que 60 % des fruits et légumes, grâce à la distribution sauvage et l’absence de contrôle, échappent aux taxes.
En matière d’impôts, l’intention est toujours louable… au départ, mais très vite taxes et redevances enflent, deviennent des usines à gaz, tellement bien ancrées que les contribuables ne se rendent plus compte qu’ils les payent au moment de la facture. On ne réglera pas les problèmes de la Tunisie par plus de taxes.
Après la bière et le vin, taxera-t-on demain le gras? Pourquoi ne pas ressusciter la gabelle, l’impôt sur le sel?
Autant d’arguments qui rappellent que le pillage du camion à La Cagna n’est après tout qu’un vol de nécessité face à un Etat qui ne fait preuve d’aucune créativité fiscale et cherche à profiter de manière indue d’une rente liée à des prix délirants.
Quant aux cinq interpellés, des buveurs de bière invétérés et donc des contribuables lésés, devenus des monstres responsables de tous les torts. Or, anticipant la hausse inéluctable, ils ne cherchaient qu’à noyer leur chagrin dans… la bière !